Photo Martin Argyroglo

Ulla von Brandenburg, It has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon,

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 20 janvier 2017

Avec It has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, Ulla von Brandenburg signe un film chorégraphique en plan-séquence qui marque un tournant dans sa pratique : la couleur y devient sujet, le mouvement s’invite comme langage, et l’espace scénique – tourné au théâtre Nanterre-Amandiers – se transforme en un lieu d’expérience rituelle et collective. À l’occasion de sa présentation au Centre Pompidou dans le cadre du Prix Marcel Duchamp, l’artiste revient sur les enjeux plastiques, politiques et symboliques de cette œuvre aux multiples strates, entre théâtre, danse et art contemporain.

Au regard du spectacle vivant, tes installations peuvent souvent être lues comme des scénographies abstraites, potentiellement habitables par des corps en mouvement. Comment ces espaces résonnent-ils avec une histoire possible de la danse ou du théâtre ?

Mes installations sont intimement liées aux mécanismes du théâtre. Elles ne sont pas seulement des décors, mais des dispositifs actifs, pensés pour que le spectateur y occupe une position singulière, mouvante. Il devient un participant, presque un acteur latent. Le théâtre baroque, avec ses constructions de perspective et ses illusions optiques, m’a beaucoup inspirée pour certaines pièces. Mais à l’origine, je travaillais au contraire sur l’immobilité, en filmant des figures humaines comme des tableaux vivants, souvent dans une frontalité quasi picturale, sans costume, dans des espaces nus, en super-8 ou en 16 mm. La caméra était fixe et la durée du film imposée par celle de la pellicule : c’était une forme de contrainte temporelle, un refus du montage. Ce dispositif cherchait à troubler la continuité, créer un suspens dans le temps, rendre visible l’effort de ne pas bouger. Mais tout mouvement, même infime, ouvrait déjà une narration, une singularité. C’était fascinant et dangereux à la fois. Peu à peu, j’ai accepté le mouvement : la caméra a tourné autour des corps, à 180 degrés, puis les corps ont commencé à se déplacer. Le mouvement est devenu un matériau à part entière, non plus subi mais exploré, une ouverture vers d’autres formes. Ce changement m’a conduite à interroger les tensions entre le geste singulier et le mouvement collectif, entre la stabilité des formes et leur transformation continue.

Cette recherche autour du mouvement trouve une forme centrale dans ton nouveau film It has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon.

Oui, ce film marque un tournant dans ma pratique. Pour la première fois, j’ai travaillé avec des danseurs (Duncan Evennou, Hélène Iratchet, Christophe Ives, Viviana Moin, Giuseppe Molino, Benoît Résillot, Pauline Simon). C’est un passage important, une forme d’engagement nouveau. La danse m’a toujours fascinée pour sa capacité à exprimer des tensions, des récits, sans jamais passer par le langage verbal. Elle permet de penser autrement la notion de groupe, de collectif, d’identité partagée. L’histoire de la danse moderne regorge de figures qui ont exploré ces questions, en rupture avec l’esthétique du ballet classique. Je pense à Rudolf Laban, Mary Wigman, Gret Palucca, Loïe Fuller – des artistes qui travaillaient non pas contre le corps, mais à partir de ses forces vitales, de sa dynamique propre. Leur approche m’a inspirée pour créer un film dansé qui ne raconte pas une histoire linéaire, mais qui propose une expérience rituelle, collective, fondée sur le partage des couleurs et des rythmes.

Dans ce film, les danseurs évoluent dans une sorte de white cube à plusieurs niveaux. Est-ce que cet espace « neutre » renvoie à des codes propres aux espaces d’exposition contemporains ?

Oui, en quelque sorte. Mais cet espace a surtout été pensé à partir des scénographies d’Adolphe Appia. Je voulais un lieu à la fois ouvert, structuré, abstrait, un espace où plusieurs lectures puissent coexister : la plateforme, la hiérarchie, la géométrie, la circulation. Le blanc m’a permis de mettre en exergue les couleurs des tissus manipulés par les danseurs. Les deux grands escaliers, symétriques, structurent l’espace et deviennent eux-mêmes des signes : ce sont des lignes de force, des axes de pouvoir, des figures de l’élévation ou de la chute. L’escalier, dans mon travail, revient souvent comme une métaphore du passage, de la transformation. C’est aussi une forme héritée du théâtre grec, qui m’obsède depuis longtemps.

À un moment donné, on reconnaît les gradins vides de la grande salle du Théâtre Nanterre-Amandiers…

C’est un geste volontaire. J’ai été très marquée par le théâtre de Brecht, qui refusait les illusions complètes, les artifices de la fiction totale. Brecht montrait les projecteurs, les câbles, les changements de décor, il refusait la magie confortable. J’aime cette idée de rupture dans la narration, cette capacité à dévoiler le dispositif, à faire un pas de côté. Dans mon film, l’escalier devient un double de la scène, et les gradins en sont le reflet inverse. C’est un jeu de miroir, mais aussi un commentaire sur la représentation elle-même : qui regarde ? Qui est vu ? Où sommes-nous vraiment ?

Matthieu Doze signe la chorégraphie. Peux-tu donner un aperçu de votre collaboration ?

Matthieu a apporté une richesse incroyable au projet. Il a proposé des séquences de mouvement, des exercices, il a partagé son expérience du corps en tant qu’outil de perception, de transmission. La danse n’a pas été imposée aux interprètes, elle est née de leurs propositions. Le film est donc aussi le fruit d’une écriture collective, où chacun a pu proposer, tester, ajuster. De mon côté, j’avais des intuitions sur la manière dont les individus pouvaient se relier au groupe, sur les tensions entre le singulier et le collectif. Ensemble, on a réglé la partition des gestes, en pensant toujours à la caméra comme un œil mobile, un témoin actif de la composition.

Ton travail plastique s’oriente de plus en plus vers des formes performatives. Qu’apporte selon toi le médium danse que les autres médias ne peuvent pas offrir ?

La danse offre une immédiateté, une énergie brute. Les premiers films que j’ai réalisés étaient très fixes, silencieux, presque suspendus dans le temps. Aujourd’hui, le mouvement est devenu une matière vivante. Dans Baisse-toi Montagne, Lève-toi Vallon, le médium central était la voix chantée, tandis que dans It has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, c’est la couleur qui devient vivante à travers le corps. Ces œuvres sont tournées en plan-séquence, comme si elles étaient des performances filmées en temps réel. Chaque geste compte, chaque erreur devient partie prenante de la structure. La danse permet aussi de penser le corps comme réceptacle, comme transmetteur de rythmes anciens, de rituels oubliés.

Penses-tu que It has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon pourrait devenir un spectacle à part entière ?

Absolument. C’était même l’intention initiale. Le film n’est qu’un chapitre : je rêve depuis longtemps de le prolonger dans une performance scénique, vivante. Ce projet pourrait voir le jour lors de la prochaine installation du film à Aarhus. Ce serait une sorte de continuation du temps du film, un deuxième mouvement, une suite rituelle. J’imagine un espace dans lequel le spectateur pourrait déambuler, croiser les objets du film, rencontrer les danseurs. Ce qui m’intéresse, c’est ce moment de bascule : quand le spectateur monte sur scène, et que les rôles s’inversent. C’est là que tout peut commencer.

Vu au Centre Pompidou. Photo Martin Argyroglo.