Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 mars 2022
Dans Générations, le chorégraphe Fabrice Ramalingom orchestre la rencontre entre deux danseurs que tout semble opposer : Jean, 78 ans, mémoire vive de la danse contemporaine française, et Hugues, 23 ans, corps en ébullition venu du hip hop. Sous l’apparente forme d’un battle, la pièce explore la tendresse, l’écoute, la transmission. Entre fragilité et puissance, silence et intensité, Générations compose un paysage intergénérationnel où le chorégraphe, en filigrane, explore aussi sa propre traversée du temps.
Générations met en scène Jean (78 ans) et Hugues (23 ans). Peux-tu revenir sur ta rencontre avec ces deux interprètes ?
J’ai rencontré Jean lors de ma pièce Postural, études en 2007, dans laquelle une quinzaine d’hommes de différentes générations essayaient de tisser une communauté fraternelle. Jean faisait partie des plus âgésde l’équipe. La pièce se terminait par une chaîne de contrepoids qui se tendait et se relâchait. Les interprètes sortaient par deux ou trois à chaque relâchement jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux personnes, le plus ancien et le plus jeune, qui se faisaient face longuement. À ce moment-là, j’ai pensé que ça pourrait être le point de départ d’une autre création.Je me souviens de Jean dans cette pièce, je l’avais trouvé bouleversant, et je m’étais promis de retravailler avec lui un jour, avec cette intuition en tête. Il me fallait alors trouver son partenaire, mais je travaille rarement avec de très jeunes danseurs. Puis j’ai rencontré Hugues à Istres, durant la création d’A new Wild Blossom (version 2) avec les danseurs de la formation Coline. Hugues était remarquable dans ce travail, il habitait l’espace avec intensité, heureux d’être là, heureux de danser. J’ai immédiatement senti qu’il ferait un contrepoint idéal à Jean. Hugues et Jean se sont rencontrés lors de ma dernière création, Frérocité. J’ai une forme d’échauffement qui repose sur des contacts et des manipulations. Je les avais mis ensemble pour voir quelle dynamique naissait entre eux, et ça a confirmé mon envie de faire cette pièce avec eux deux. J’aimais les voir se mettre mutuellement au travail : Jean réactivant sa jeunesse auprès de Hugues, et Hugues, avec une sorte de maturité précoce, prenant soin de Jean.
Générations a pour sous-titre « battle of portraits ». Pourquoi ?
L’idée de départ était de partir de leurs propres expériences de danse. Jean a été interprète pour de nombreux chorégraphes dans les années 70 et 80 : Françoise et Dominique Dupuy, Karin Waehner, Maurice Béjart, Peter Goss, Dominique Bagouet, etc. Et Hugues, avant de faire de la danse contemporaine, venait du hip-hop. Il se trouve que j’ai travaillé avec des hip-hopeurs brésiliens pour ma pièce Nós, tupi or not tupi, et j’avais été fasciné par leur culture, cet esprit d’échange et de confrontation bienveillante, propre à l’univers des battles. J’ai eu l’intuition de transposer cette dynamique de confrontation dans un dialogue intergénérationnel. Mais la notion de portrait a très vite pris le dessus. Les danseurs portent avec eux leur bagage technique et intime, ils sont incarnés par leur histoire. On ne connaît pas leur vie, mais leur mouvement, leur présence en est traversée. Quand je vois Jean danser, je devine dans son corps un savoir-faire rigoureux, un travail acharné. Par moments, des bribes de danses passées resurgissent fugacement. Hugues, lui, porte une fougue brutale et une fragilité à fleur de peau. Son corps est bondissant, souple, puissant. Et j’y vois aussi qu’il n’a pas encore été traversé par autant de formes. Cette idée de battle, donc, est moins un affrontement qu’un rendez-vous : comment s’offrir à l’autre dans l’espace scénique, comment donner le meilleur de soi, non pas pour l’emporter, mais pour émouvoir celui qui te regarde.
Comment as-tu « mis au diapason » leurs deux corps ?
Lorsque j’ai su que j’allais les réunir sur un plateau, je me suis interrogé sur les conditions de leur rencontre, en tenant compte de leurs singularités respectives. On ne peut pas travailler de la même manière avec quelqu’un de 78 ans qu’avec un danseur de 30 ans. Il faut adapter le rythme du travail, aménager les temps de repos, penser les répétitions différemment. Cette donnée a orienté tout notre temps de création. Pour la chorégraphie, je suis parti des limites corporelles de Jean, et Hugues s’est mis à son diapason, dans un premier temps. Il y a certaines choses que Jean ne peut plus faire : il ne peut pas travailler longtemps au sol, ni se relever d’un seul mouvement. Il y a donc plusieurs danses assises dans la pièce, pour préserver ses forces. C’était une première pour moi. De son côté, Hugues déborde d’énergie et aime aller jusqu’à l’épuisement. Au début, cette énergie s’est canalisée dans l’attention qu’il portait à Jean. Mais j’ai vu Hugues s’éteindre, alors j’ai cherché à le recharger, en lui offrant des moments de danse plus puissants, plus exigeants physiquement.
Comment as-tu initié le travail en studio avec eux ?
Ma technique d’échauffement, fondée sur le contact, la manipulation, parfois brutale, permet souvent de faire surgir des images, des matières qui deviendront des éléments de composition. Mais avec Jean et Hugues, les échauffements étaient plus doux, plus attentifs. Lors de la toute première résidence, il y a eu un moment où, pendant l’échauffement, Hugues a complètement enserré Jean dans ses bras, puis l’a bercé. Ce geste a été la matrice de la relation scénique que j’ai construite par la suite. Je pars toujours d’une direction, d’une image finale que j’ai en tête, mais je sais que le processus lui-même vient déplacer le cap initial. Parallèlement au travail en studio, nous avons énormément discuté. On faisait de longues balades, j’ai enregistré des entretiens avec eux, je les ai interrogés sur la passion, l’amour, la sexualité, leur rapport au corps, à l’image. Parfois, on marchait dans le bois de Vincennes, je les laissais discuter librement. Ils ne savaient pas qu’ils étaient déjà en train de nourrir la création. C’est vraiment une pièce cousue main, pensée pour eux, depuis eux.
Générations peut se lire comme un trio où tu serais l’absent. Est-ce que Jean et Hugues sont aussi une manière de parler de toi, entre ta figure d’hier et celle de demain ?
Oui, je crois qu’avec Générations, j’aborde pour la première fois de manière explicite la question de mon âge. J’ai 57 ans. Mon corps a changé, ma façon de travailler aussi. Je ne saute plus aussi haut, je ne cours plus aussi vite que Hugues. Je sens que je dois trouver une autre manière de danser, plus enracinée dans le réel. Pendant ce processus, je me suis aperçu que je ne propose plus autant les mouvements en les incarnant moi-même. Je ne montre plus autant les gestes, je les observe davantage. Cette technicité du geste, que j’avais en moi, s’estompe. Je dois négocier avec ma proprioception. Avant, je donnais à voir à partir de mon propre corps, aujourd’hui je cherche les formes dans le corps des autres. Je compose en me détachant, en regardant, en accueillant.
Rares sont les projets chorégraphiques avec et pour des interprètes professionnels de plus de 70 ans. Comment perçois-tu l’invisibilisation des corps âgés dans le milieu chorégraphique ?
C’est vrai. La danse, dans l’imaginaire collectif, reste liée à une forme de virtuosité, d’exploit. Elle évoque des corps jeunes, toniques, puissants. C’est fascinant, bien sûr. Mais il y a aussi une place pour l’imaginaire, une nécessité à ouvrir les perspectives, à accueillir la différence, la multiplicité. Cela vaut pour l’âge comme pour d’autres formes de singularités. Oui, les artistes ont une responsabilité dans cette ouverture, mais les structures aussi doivent s’engager. Dans la danse, ce qui se joue est encore plus frappant, car la matière première, c’est le corps. Son état, son apparence, sa présence. Cette question traverse tout mon travail, même si elle n’est pas son objet. J’ai souvent travaillé avec des amateurs, des corps atypiques, racisés, âgés, avec des vécus différents.
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