Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 novembre 2022
Pourquoi dans les contes pour enfants, les princesses attendent-elles toujours d’être délivrées et épousées par un chevalier ? Vestiges du modèle patriarcal, les récits de Charles Perrault ou des frères Grimm sont aujourd’hui de nouveaux terrains de déconstruction, de subvertion et de réinvention. Fatiguée de ces histoires de princesses en détresse et nourrie de questionnements féministes, Mélissa Guex s’attaque au cliché de la belle captive en attente de son prince. Et si ce dernier n’était jamais arrivé ? Avec son solo Rapunzel, la danseuse et chorégraphe se réapproprie la figure de Raiponce et imagine une princesse complètement chauve, usée par la solitude et l’attente
Rapunzel s’inspire du conte pour enfant Raiponce. D’où te vient cet intérêt pour cette histoire en particulier ? Peux-tu revenir sur la genèse de ce solo ?
Je n’ai jamais eu l’envie ni la prétention de représenter le conte des frères Grimm sur scène. Ce qui m’intéressait à l’origine de ce projet, c’était l’archétype figé de la princesse. Souvent très jeune, très blonde, très vierge et très passive, c’est cette figure que je voulais placer au cœur de l’arène. En réalisant qu’elle s’infiltre dans les contes pour enfants mais aussi, et surtout, dans nos propres existences, dans des fantasmes préfabriqués, peut-être même sur le pas de notre porte. Princesses, jeunes filles en détresse, vierges, ou héroïnes de tragédies grecques : elles attendent, ou bien meurent sur un rocher, pendant que les princes courageux remplissent nos imaginaires d’aventures. Ça me bouleverse de connaître encore les chants de ces personnages féminins, jadis idéalisés, dont le seul vœu profond était d’être sauvées. Rapunzel, elle, possède cette longue chevelure blonde, symbole de désir et d’enfermement, que j’ai sans doute moi-même fantasmée enfant. C’est par cette chevelure que j’ai voulu commencer à déconstruire l’image.
Quelles sont les grandes questions qui ont nourri ta réflexion autour de Rapunzel ? Comment as-tu engagé le travail sur ce solo ?
Le point de départ, c’était une envie urgente de tout casser. J’avais d’abord cette vision : une tour en ruines, une scène de décombres, de corps morcelés. Je voulais que le chaos soit le socle d’un renouveau possible. « Et si personne ne vient ? », c’est la première question que j’ai posée à mon équipe pour démarrer une version de Rapunzel sans sauveur ni sauvetage. Puis d’autres questionnements ont surgi : c’est quoi, l’injonction à la féminité ? D’où vient cette idée de ce que devrait être une femme ? Pourquoi est-ce si difficile de s’en défaire ? Ma grand-mère était-elle libre dans ses choix ? Peut-on encore croire à l’âme sœur ? Qui sont les princesses d’aujourd’hui ? Est-ce que Beyoncé peut être considérée comme une princesse moderne ? Est-ce mon rôle de répondre à toutes ces questions ? Ce sont surtout les histoires intimes qui m’interpellent. Il ne s’agit pas de raconter ou de voler les récits des autres, mais de créer un espace symbolique, une dimension soi-disant imaginaire mais intensément réelle, où chacun peut projeter ses propres expériences. Ce que je trouve magique avec le mouvement, c’est qu’il permet de transmettre d’innombrables histoires, sans dire un mot. Rapunzel s’est nourrie de cette matière : des flux de pensées féministes, des destins de femmes croisées ou rêvées, des mères, des solitaires, en révolte ou en suspens. Certaines histoires m’ont été confiées, d’autres sont venues à moi, et d’autres encore, je les ai vécues. Mais bien des questions restent ouvertes. Je ne voulais pas livrer de réponses figées, seulement proposer un territoire sensoriel, un imaginaire collectif, un espace de partage et de rêve.
Tu explores dans Rapunzel les figures de l’anonyme et du bouffon. Qu’est-ce qui t’a conduit vers ces archétypes, et comment ont-ils nourri ton imaginaire artistique ?
Mon travail autour de l’anonyme a débuté avec ma première pièce, sous-sol, créée en 2020. Elle faisait suite à mon mémoire de fin d’études à la Manufacture. J’y avais rédigé un journal liant ma méthodologie à des récits de vie d’artistes, d’artisans, de passants, tous anonymes. J’avais appelé cela « Le journal des disparus ». Un extrait disait : « Dehors, je suis l’archer, et mes cibles sont celles et ceux qui disparaissent dans la foule, qui crient leur solitude dans les livres, qui prennent la poussière dans les vieux journaux… » Ces êtres invisibles, entre réel et imaginaire, sont devenus un moteur de création. Ils m’accompagnent silencieusement, nourrissent mes mouvements. Sur scène, les rôles s’inversent : je deviens la cible, l’objet de projection du public. C’est une invitation à voir l’invisible, à entendre l’imperceptible. Le bouffon, lui, est une matière malléable. Il m’a permis de déformer le corps, d’en jouer, de l’incarner dans ses extrêmes. Pour Rapunzel, nous avons travaillé cette figure jusqu’à trouver sa forme : entre grotesque et sublime. Quelques perles autour du cou, du rouge vif sur les lèvres, un costume couleur chair avec un short orange fluo. Un accoutrement à la lisière du ridicule, recouvert d’argile blanche. Cette matière, fraîche puis craquelée, racontait aussi une transformation organique à même le corps, au fil de la performance.
Peux-tu revenir sur le processus de recherche de Rapunzel ?
J’ai pensé Rapunzel comme une partition orchestrale. Chaque médium, scénographie, musique, lumière, corps, possède sa voix, et l’ensemble compose une symphonie. J’ai choisi de partir en résidence avec chaque technicienne de manière isolée, pour que leurs apports soient singuliers, puis de nous réunir à la fin pour tisser la pièce ensemble. Un moment marquant a été une résidence annulée pour cause de covid. La scénographe et moi avons décidé de nous confiner dans notre local et de continuer à chercher, envers et contre tout. Cette expérience a été intense, fertile, presque hallucinée. C’est là que Rapunzel a commencé à exister. Un autre moment-clé s’est produit en Grèce : un jour, le vent était si fort qu’on ne pouvait plus avancer. Le corps devait choisir : résister ou se laisser emporter. Cette expérience m’a inspirée une métaphore : le vent comme la pression patriarcale, force invisible mais oppressante. Au studio, nous avons d’abord testé un immense ventilateur, avant de choisir une autre force invisible et physique : la vibration sonore. Grâce à des subs, haut-parleurs spécialisés dans les basses, nous avons exploré la densité du son comme une force réelle.
Comment as-tu pensé l’univers visuel et sonore de Rapunzel ?
Une fois Rapunzel née, il fallait lui inventer une tour. Plutôt que de viser les hauteurs dorées, nous avons imaginé les entrailles du château. Un rideau de fil suspendu évoque la hauteur, tandis qu’au sol, la structure d’une piscine stagnante rappelle les années d’attente. Le public entoure cet espace scénique, en devenant lui-même élément de l’architecture. Chacun peut choisir sa place, son point de vue, son rôle. La musique, elle, agit comme un partenaire scénique. Composée en dialogue avec le corps, elle soutient, contrarie, ou prolonge le mouvement. Le silence lui-même devient vertigineux. La spatialisation du son a été cruciale, car elle enveloppe le dispositif et interagit avec chaque partie du corps. Chaque spectateur ou spectatrice vit donc une expérience unique, à la fois visuelle et sonore, selon l’endroit où il ou elle se trouve.
Photo Julie Folly
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien