Photo Loic Touze © Cosimo Terlizzi

Portraits d’été : Loïc Touzé

Publié le 19 août 2019

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Loïc Touzé.

Quels sont tes premiers souvenirs de danse ?

Mon enfance à l’école de danse de l’Opéra de Paris est inondée de danse classique et de pantomime. Mes premiers souvenirs, en tant que petit page du roi dans La Belle au bois dormant, sont des visages de danseurs, grimaçants et figés par l’effort. J’avais dix ans, il était tard, les soirées étaient longues, et mes pieds engourdis me faisaient mal. La chaleur qui se dégageait des projecteurs, les odeurs de laque et de maquillage, le costume trop lourd m’étourdissaient, au point que, parfois, je m’évanouissais. La première danse qui m’a bouleversé, c’est celle d’Antony Quinn dans le film Zorba le Grec. Sur l’écran, son corps massif semblait soulevé par son visage éclatant de joie. Bresson, Bergman, Pasolini, Cassavetes, et leur façon de composer des rapports inouïs entre êtres et choses, rythme et sens, mouvement et cadre, m’ont ouvert les yeux sur l’art du geste. Ce cinéma a fondé mon goût pour une certaine économie du geste dansé.

Qu’est-ce qui a déclenché ton envie de devenir chorégraphe ?

Je suis devenu danseur professionnel à l’âge de 18 ans sans l’avoir véritablement décidé. J’avais plutôt accepté un contexte, je m’étais adapté à une situation. Démissionner à 22 ans de l’Opéra de Paris pour participer, au milieu des années 80, à l’aventure de la nouvelle danse est le premier véritable choix que j’ai fait en sa direction. Je veux participer à l’époque qui s’annonce, je me sens concerné par cette danse à venir. Je n’imagine pas alors à quel point cette décision va me faire changer de paradigme. L’aventure contemporaine m’impose de défaire douze années d’une culture académique transmise avec force. J’ai été dressé, et je dois maintenant changer de corps, de pensée, de vision. Ce travail de déconstruction est difficile, et semble interminable. C’est en adoptant une attitude critique que j’engage, pour la première fois, une relation d’auteur à mon propre geste. Ce processus de déprogrammation fait germer le désir de créer. Vient ensuite le temps des affinités, des alliés, des amis, et avec eux, l’envie d’inventer des mondes. Le travail avec les interprètes-auteurs que j’ai la chance de rencontrer depuis plus d’une vingtaine d’années est déterminant dans le processus de création de mes pièces. Je cherche avec eux ce qu’est une danse, ce qui l’autorise, ce qui la rend possible. Ce qu’une danse fait à celui qui la pratique, et ce qu’elle transforme du monde qui la reçoit. Regarder comment chacun s’aventure dans une danse plus large que lui-même, faire de son mieux une chose qu’il ne sait pas encore faire, prendre le risque d’un geste inédit : toutes ces actions sont au cœur de chacune des pièces que nous avons créées ensemble.

En tant que chorégraphe, quelle danse veux-tu défendre ?

Danser, c’est-à-dire donner prise à la danse en soi et autour de soi, demande de la patience, de la modestie, de l’attention et de l’imagination. Pour chaque projet, je prends le temps de créer des conditions artistiques et économiques favorables à l’équipe. J’aspire à une indispensable déhiérarchisation des rapports dans le travail, tout en assumant la responsabilité du projet. Fertiliser un terrain pour les gestes à venir se fait en partageant des fictions avec les interprètes. Ensemble, nous conspirons, nos imaginaires s’accordent. Les formes, les figures, les espaces et les rythmes apparaissent et fondent la pièce à venir. La poésie de nos gestes germe dans les mots que nous partageons. J’ai compris qu’il n’y avait pas assez de place sur la scène pour le danseur et pour la danse en même temps. Si le danseur en profite pour exposer ses compétences, alors la danse se retire. Danser est un art du paradoxe, tout à la fois sans répit et sans effort, maintenant dans un même geste le vrai et le faux, la réalité et la fiction, la précision et la maladresse. À chaque nouvelle pièce, sa scène, ses jeux, ses codes, ses formes, ses tâches impossibles, ses gestes agissants. Chorégraphier, c’est inventer des pièges pour la danse. La place et le rôle de ceux qui viennent voir, la promesse de leur venue, est la part non maîtrisable de l’œuvre. Sans leur présence, pas de vision, pas d’espace, pas de danse. La composition doit préserver une place pour cette présence, laisser des zones d’inachèvement pour l’imaginaire du spectateur.

En tant que spectateur, qu’attends-tu de la danse ?

Qu’elle déjoue mes attentes, qu’elle me donne plus à voir que ce qu’elle montre, qu’elle laisse de la place à la solitude, qu’elle m’invite à envisager le monde à travers des rapports inédits entre les choses. Qu’elle trouble le temps, qu’elle dirige mon attention vers ce qui est subtil, qu’elle retourne ma perception. Qu’elle laisse de l’inachevé, du creux pour mon imaginaire. Qu’elle parvienne à me faire sourire et rire. Je sais que la danse peut tout cela. Je l’ai vu dans le travail de Deborah Hay, Raimund Hoghe, Rémy Héritier, Yves-Noël Genod, Ondine Cloez, Madeleine Fournier, Latifa Laâbissi et Antonia Baehr, Marlène Monteiro Freitas, Jule Flierl, Marco Berrettini, Vera Montero, Carole Perdereau, David Marques, Teresa Silva, et bien d’autres… Je me sens privilégié de travailler aujourd’hui, à proximité de ces artistes.

À tes yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

La danse d’aujourd’hui se doit d’être contemporaine, c’est-à-dire de prendre, quelle que soit sa forme ou son style, le risque d’un geste à venir qui ne se coupe pas de l’histoire qui le rend possible. Il ne s’agit pas de représenter le monde tel qu’il est, mais d’ouvrir des perspectives, de proposer d’autres façons de relier les êtres au monde, d’inventer des formes à la fois claires, complexes et inattendues pour le regard. La danse peut avoir confiance en la complexité de sa beauté et en l’effectivité de son geste. Elle doit continuer à penser les modalités d’un partage élargi, cette façon si unique qu’elle a d’agir sur le réel.

À tes yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

N’occuper que sa place, pas plus que sa place. Partager le fruit de ses recherches, enseigner, persister quand les vents sont contraires, créer des contextes pour pratiquer l’imaginaire, aiguiser son geste et son regard pour mieux voir le vivant. Je passe la plus grande part de mon temps à tenter de percevoir dans le visible ce qui ne l’est pas, dans l’immobile ce qui est en mouvement, dans l’ordinaire la beauté. Il me semble essentiel d’inventer des contextes, des lieux, des moments, pour élargir la place que la société donne à la danse. Il faut encore convaincre de ce que l’art peut offrir comme support à l’émancipation de chacun.

Comment vois-tu la place de la danse dans l’avenir ?

J’ai une confiance très grande en la danse. Je la fréquente depuis longtemps, c’est avec elle que je me suis construit physiquement, intellectuellement, politiquement. Elle est une matrice puissante pour comprendre nos rapports au monde, aux autres, aux distances, aux creux, au réel et à l’invisible. Il faut du temps pour en partager vraiment les enjeux, et ce temps fait souvent défaut. Sa légitimité comme art à part entière n’est plus un débat. Peut-être doit-elle encore convaincre que sa façon de penser, à travers l’expérience, le corps et le geste, ouvre des perspectives qui touchent chacun·e.

Photo Cosimo Terlizzi