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Lia Rodrigues « Faire de l’art au Brésil est aujourd’hui plus que jamais un processus de résistance »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 25 août 2020

Aujourd’hui, la danse au Brésil est toujours autant, voir plus, menacée qu’il y a 30 ans. L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a fragilisé le monde de la culture et les artistes brésilien·ne·s. Grande figure de la danse au Brésil et installée depuis 2004 dans la favela de Maré prés de Rio, la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues partage ici une brève traversée de son parcours, de sa rencontre en France au début des années 80 avec la chorégraphe Maguy Marin, à son retour au Brésil puis au contexte artistique brésilien au début des années 90 qui l’a mené à créer le festival Panorama en 1992.

Vous avez commencé la danse à São Paulo à la fin des années 70. Quels souvenirs gardez-vous du milieu de la danse au Brésil à cette époque ?

C’était une période très dure. En 1974 j’étais étudiante en histoire à l’Université de São Paulo, je vivais entre deux régions séparées l’une de l’autre, dans les temps les plus durs de la dictature militaire. A l’Université, j’ai pu découvrir et expérimenter une nouvelle façon d’être au monde, de s’habiller, de se comporter, d’agir … ce que l’on appelle  la « contre-culture hippie ». Puis à partir de 1977, j’ai commencé à faire l’expérience de différentes techniques de danse moderne et contemporaine avant de créer avec 6 autres danseuses le Grupo Andança, l’une des nombreuses compagnies de danse indépendantes qui ont émergé à cette époque. Je participais également à des réunions, des mobilisations et des prises de position à l’égard des politiques publiques. En 1978, nous discutions déjà de l’importance du service public quand il s’agit du soutien à la création et de la fédération d’un public pour la danse. Je constate que, d’une manière ou d’une autre, je suis aujourd’hui toujours confrontée aux mêmes problèmes. Nul doute que mes stratégies et mes actions ont changées, mais mes préoccupations restent très similaires.

Nous voyons depuis déjà de nombreuses années de nombreux·ses chorégraphes et danseur·se·s brésili en·ne·s s’installer en France pour suivre une formation d’interprète. Vous avez été l’une des premières à faire ce déplacement au tout début des années 80. Comment la France s’est-elle imposée comme étape nécéssaire dans votre parcours personnel et professionnel ?

A la fin de l’année 1979, j’ai décidé d’aller travailler en Europe après avoir fait un workshop avec Pina baush à São Paulo. Comme je parlais français, mon premier arrêt fut Paris pour aller voir un ami. Mon premier professeur de danse au Brésil, Celia Goveia, m’avait donné le contact d’une chorégraphe qui avait étudié avec elle à l’école de Maurice Béjart à Bruxelles (MUDRA). J’ai pris contact avec Maguy Marin, qui m’a invitée à suivre des cours avec sa compagnie, à l’époque c’était le Ballet Théâtre de l’Arche. J’ai pris des cours avec eux, je suis allée voir des répétitions dans une salle paroissiale de l’église St Roch et progressivement j’ai appris la chorégraphie. Après quelques jours, Maguy m’a invitée à faire la création avec eux. C’était en 1980. Ma rencontre avec Maguy a été décisive pour ma formation d’interprète. C’est avec elle que j’ai vraiment appris le métier de danseuse. Et depuis toutes ces années je peux dire que je la vois comme un phare. J’ai une admiration profonde pour elle, pas seulement pour son travail artistique mais aussi pour son engagement politique. Participer à la création de May B a été pour moi, a l’époque jeune danseuse, une importante source d’apprentissage. J’ai pu comprendre comment la rigueur et la discipline pouvaient être combinées avec une grande créativité novatrice. Je suis ensuite retournée au Brésil en 1982 et je me suis installée à Rio de Janeiro avec un brésilien dont je suis tombée amoureuse : le père de ma première fille Diana

10 ans plus tard, en 1992, vous avez créé Panorama. Quels ont été les enjeux de ce festival ses premières années ?

Lorsque j’ai créé Panorama en 1992, il n’y avait aucune subvention pour la danse. Ce fut très difficile d’initier et de monter ce festival. Au départ, mon ambition était de rassembler des artistes de Rio afin qu’ils puissent avoir un espace de visibilité pour mettre en valeur leur travail. Les premières années, nous n’avons eu aucun soutien financier. J’ai appris à être directrice artistique et à inventer des moyens de faire exister le festival chaque saison. Puis progressivement j’ai aussi réussi à mobiliser d’autres artistes venus d’autres régions du Brésil, à développer des partenariats avec des institutions en Europe. Nous avions pour ambition de créer un environnement propice à la libre circulation des informations, des idées et des questions, de produire des discussions et des réflexions, favoriser la création de nouveaux réseaux de contacts. Et je me souviens très bien à cette époque de l’enthousiasme des artistes de la danse qui croyaient dur comme fer à l’importance de cet espace. J’ai toujours eu l’ambition de mettre en évidence différentes façons de faire et de penser la danse. Nous étions toujours attentifs aux mouvements et dynamiques du milieu chorégraphique, à leurs différentes manières de se constituer, à l’émergence de nouvelles tendances. Nous menions de fronts plusieurs chevaux de bataille : programmer des artistes de Rio, du Brésil, des compagnies et chorégraphes étrangers, former le public, les jeunes chorégraphes, les chercheurs universitaires et les critiques de danse. Nous avons aussi  expérimenté d’autres formes de programmation avec le projet Curator – Creator, qui invitait les chorégraphes à conceptualiser et à organiser l’une des nuits du festival. Robert Pereira m’a aidé pendant 7 ans à la direction du festival, puis, en 2000, j’ai invité Nayse Lopes pour developper des projets de résidence. À partir de 2005 j’ai invité Nayse et Eduardo Bonito à partager la direction artistique avec moi. J’ai moi-même quitté cette direction en 2006 pour me dédier entièrement à ma compagnie et l’École libre de danse de Maré.

Quelle est la situation de la création chorégraphique aujourd’hui au Brésil ?

Les artistes des arts vivant ne sont aujourd’hui plus du tout soutenus par le gouvernement. La ville et l’état de Rio ont coupé toutes les aides depuis 3 ans. Faire de l’art au Brésil est aujourd’hui plus que jamais un processus continu d’affirmation, d’investissement et de résistance. Pour survivre nous devons continuellement nous ré-inventer. Nous partageons tous aujourd’hui l’imprévisibilité des ressources pour la maintien de nos activités, et chacun de nous adopte des stratégies différentes pour continuer de créer. Pour ma part, j’ai la chance d’être artiste associée au 104 à Paris et au Théâtre National de Chaillot, puis j’ai d’autres partenaires, comme le Festival d’Automne à Paris. Sans les soutiens de ces partenaires en Europe, je ne pourrais pas continuer de travailler uniquement au Brésil. De même, ce sont la Fondation d’Entreprise Hermès (France) et la Fondation Prince Claus (Pays-Bas) qui permettent de pérenniser l’action et les projets de l’École libre de danse de Maré. D’après moi, faire de la danse au Brésil, c’est insister et résister.

Photo © Sammi Landweer