Photo Persona© Isabelle Levy Lehmann.png

Anne-Sophie Lancelin, Persona

Propos recueillis par Marika Rizzi

Publié le 3 janvier 2022

Interprète remarquée, Anne-Sophie Lancelin signe avec Persona son premier projet solo. Accompagnée par le compositeur Lucas Fagin et le sculpteur Denis Monfleur, la danseuse et chorégraphe imagine une pièce composite où se succèdent huit tableaux, chacun traversé par une figure mystérieuse, glissant d’une identité à une autre au fil des différents univers musicaux. Dans cet entretien, Anne-Sophie Lancelin revient sur la genèse de sa première création Persona et partage son processus de recherche.

Pourriez-vous retracer la genèse de Persona ?

Il y a six ans, j’ai découvert Psychedelic, une pièce du compositeur Lucas Fagin. J’ai tout de suite exprimé le désir de créer sur cette musique pour sept instruments qui dure une dizaine de minutes. Elle est composée de cinq tableaux imaginés en miroirs, certains revêtent un caractère inquiétant et primitif, d’autres un caractère brillant et comique. Pour ce court solo, j’avais l’idée de danser avec un masque en pierre. Je pensais qu’il pourrait me permettre d’être au cœur de l’ambivalence portée par la musique tout en gardant son mystère ; il m’aurait également offert une contrainte corporelle qui maintiendrait un point d’équilibre entre ma présence et celle de la musique. Je n’ai pas trouvé tout de suite le masque mais j’ai créé cette danse en l’imaginant. C’est l’écrivain Marc Blanchet qui m’a orientée vers le sculpteur Denis Monfleur. C’est en visitant son atelier que j’ai découvert une de ses dernières réalisations accrochée sur l’un des murs : un masque en diorite verte, une pierre extrêmement dure, sur un support en bois très ancien. Il me proposa de l’adapter pour que je puisse le porter malgré son poids. La première de ce court solo aurait dû se jouer en mars 2020 avec l’ensemble 2E2M en live, mais le confinement ne nous a pas permis de concrétiser ce projet. Je comptais néanmoins poursuivre mes recherches, écouter cet élan, inventer d’autres danses à partir de ce premier solo. Le sujet s’est alors imposé progressivement, il repose finalement sur ces interrogations : quels sont les êtres qui me composent, comment se succèdent-ils ?

D’où surgit le désir de porter un masque ? 

L’idée du masque en pierre m’est venue il y a quelques années, en lisant Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges. Parmi les êtres recensés, on y rencontre le catoblépas, un animal fabuleux dont la tête est si lourde qu’elle le fait s’incliner vers le bas. Cette idée est revenue lors de la création de Persona. À la suite de la danse créée sur Psychedelic, deux autres danses, l’une sur Electro-choque de Lucas Fagin et l’autre en silence, sont nées de la présence de ce masque sculpté. Présent dans trois des huit danses qui composent Persona, il a tracé son propre parcours tout au long de la pièce. Il est d’abord le visage de la grande figure voutée qui peine à s’ériger, puis il devient, porté sur mon visage, une sorte de sur-visage pour terminer son trajet posé sur le sol, rappelant les vanités et ne formant qu’un seul tableau avec la danse qui se joue de dos à ses côtés.

Comment avez-vous travaillé avec cet accessoire ?

Le masque est lourd et mes premières tentatives ont été douloureuses ! Le chemin a dû se faire dans les deux sens : de moi vers lui et de lui vers moi. J’avais écrit la danse en imaginant seulement la présence du masque, d’ailleurs au début je ne pouvais pas le porter plus de trois minutes consécutives. Travailler avec lui m’a permis d’épurer la chorégraphie, de m’en tenir à l’essentiel et de renforcer mon rapport avec la musique qui est devenue un véritable appui et non plus exclusivement le support sur lequel j’écrivais le geste. La danse avec le masque porté par les mains joue davantage avec l’idée de son poids mais il est moins éprouvant à porter. La contrainte ici est d’être à l’aveugle et de disparaître sous le manteau au profit du masque qui en émerge comme s’il était le dépositaire de ce corps. Cette configuration fait apparaître la silhouette d’un géant.

La présence d’un masque dans diverses civilisations est le plus souvent liée à un rite. Cette dimension fait-elle partie de l’imaginaire de la pièce ?

Persona ne fait pas appel à l’imaginaire du rituel. Les danses qui le composent ne rappellent aucune coutume et ne demandent rien, n’ont pas d’autre but que de relater une histoire et de glisser d’un monde à un autre. L’idée de passage et celle de la transformation sont omniprésentes dans le solo mais cela tient autant à la présence du masque qu’à celle des musiques en lien avec le psychédélisme et aux enjeux chorégraphiques de chaque danse : danser à l’aveugle, se conformer à un parcours précis qui ne cesse de se modifier, etc. Plusieurs types de masques surgissent tout au long de la pièce, ils renouvellent l’espace et multiplient les récits. Les êtres qui apparaissent dans Persona sont plus ou moins sexués et le masque lui-même change de caractère selon la façon dont je le porte. Je prête davantage attention à ces identités fictives qu’à mon identité réelle.

Comment s’est organisée l’écriture et l’articulation des différents solos ?

J’ai beaucoup improvisé pour trouver des pistes d’écriture et composer ces différents êtres : choisir leurs attributs, leur silhouette, leur histoire. Il fallait organiser l’ordre des danses en fonction de plusieurs facteurs dont celui de la succession des musiques, ainsi que celle des costumes. Persona compte huit tableaux, chacun fait apparaître un être singulier et contrasté qui cherche une voie d’issue aux contraintes qui l’ont vu naître et se précipite vers une fin qui n’arrive pas. Les musiques et les silences, les costumes, le choix des espaces et l’écriture de la danse donnent un cadre à ces apparitions, qui une fois qu’elles en sortent ne peuvent perdurer et se transforment aussitôt. Je ne cherche pas à lier ces danses entre elles car pour moi elles le sont déjà : je tombe presque d’une danse à une autre. Mais il y a bien une dramaturgie dans le choix de leur ordre. Il y a pour moi une danse d’ouverture, comme une fausse piste à celle qui lui succède ainsi qu’une danse de clôture, cette dernière présente une sorte de déviance qui l’isole des précédentes. La pièce se déroule avec la sensation d’imprévisibilité et d’impermanence.

Pour la musique, vous avez collaboré avec le compositeur Lucas Fagin. Pouvez-vous revenir sur le processus musical de Persona ?

Dans un premier temps, il y a eu la musique de Psychedelic. Pour la composition de ce morceau, Lucas Fagin s’est inspiré du concerto de chambre de György Ligeti et de On the Run des Pink Floyd. Les autres musiques que nous avons choisies par la suite présentent elles aussi un caractère hypnotique et psychédélique avec l’idée de portail, de seuils, d’ouverture sur d’autres dimensions. Il s’agit des musiques de Conlon Nancarrow, Pink Floyd, Miles Davis et Herbie Hancock. Elles assurent une sorte de perméabilité entre les mondes et le passage d’un visage à un autre. Il y a également deux danses en silence mais ces silences sont distincts : l’un est rythmé par des pas qui tracent un chemin en pointillé, l’autre est plus sourd, plus dense. La danse qui s’y joue tente de le repousser, de s’en dégager pour trouver un apaisement.

Quelles ont été vos inspirations et vos références de travail ?

Mes références dans cette recherche sont multiples et mêlées. Parfois conscientes, parfois inconscientes. Il s’agit par exemple d’un tableau d’Emil Nolde intitulé L’ami des animaux, d’une peinture rupestre représentant des lutteurs, de figures invoquées ou encore du texte d’une chanson de Bill Withers en hommage aux mains de sa grand-mère. Ces références sont apparues à différents moments du processus de création et je continue de nourrir le solo des nouvelles images qui me parviennent et me touchent.

Chorégraphie et interprétation Anne-Sophie Lancelin. Sculpture Denis Monfleur. Musiques Lucas Fagin, Conlon Nancarrow, Pink Floyd, Miles Davis, Herbie Hancock. Lumières Jean-Marc Serre. Costumes Catherine Garnier. Photo © Isabelle Lévy-Lehmann.

Du 17 au 19 janvier à micadanses, dans le cadre du festival Faits d’hiver.