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Chloé Moglia « Mes mains tiennent la barre mais mon esprit est ailleurs »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 16 août 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Chloé Moglia.

Circassienne formée au trapèze à l’ENACR puis au CNAC, Chloé Moglia signe ses propres projets depuis 2011 au sein de l’association Rhizome. Fondées sur des approches nouvelles de la suspension, ses créations La Spire (2017), Ose (2016) et Horizon (2016) sont actuellement en tournée en France et en Europe. Elle est aujourd’hui artiste associée à la Scène nationale d’Evry et de l’Essonne et au CCN2 – centre chorégraphique de Grenoble.

Quels sont vos premiers souvenirs de spectacle ?

Un coucher de soleil sur la mer, qui aiguisait la sensation du temps : le temps que prend le jour pour mourir. C’était à la fois lent, à la fois très rapide. Ce spectacle se joue (ou se donne ?) tous les soirs – c’est gratuit. S’il s’est ancré cette fois d’une manière si particulière, c’est sûrement dû à une convergence d’éléments qui ont occasionné une attention particulière, une réceptivité. J’étais curieuse, à l’affut, et en même temps calme et confiante devant ce qu’il m’était donné de voir. Je buvais ce moment. Puis je crois que ce fut le spectacle de deux chiens qui se battaient. C’était bref, implacable. Violent et vrai sont les deux mots qui me reviennent. Ce fût comme un accès au réel par l’entremise d’une brèche accidentelle. S’il faut évoquer – aussi – les premiers souvenirs de « spectacles » au sens de pratiques professionnelles, c’est plus flou. Des souvenirs vagues aux contours flottants teintés d’ennui. Ce ne sont pas eux qui m’ont éveillé le regard. Il y eu, déjà plus tard, le Cri du Caméléon de Josef Nadj (avec les étudiants du CNAC). J’étais étudiante au CNAC, mais je ne connaissais rien au cirque. Je n’ai rien compris au spectacle. Et même s’il n’y a rien à comprendre, là, au sens propre, je n’avais rien su « prendre avec moi » de ce spectacle qui se révèlerait ensuite culte. Sur le moment, je me demandais juste s’il fallait aimer ou pas. Le goût relève du domaine de l’apprentissage.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir circacienne ?

Toujours rien à ce jour. Ma ça viendra peut-être ! J’ai fait une école de cirque pour continuer de grimper aux arbres, pour continuer le sport, la gymnastique, sans faire de compétitions. J’ai goûté au sein du CNAC à un savoureux renouvellement d’arbres à grimper. L’école était gratuite, il y avait même des bourses, ce qui promettait une rapide indépendance, et surtout, elle offrait de pratiquer toute la journée, et pas seulement le soir. C’est un trait caractéristique et nécessaire d’école professionnelle, pourtant l’idée de profession m’est restée étrangère. Je voyais seulement le présent de l’entraînement, et m’accrochais à la barre comme on se raccroche aux branches dans la chute. Je ne me suis jamais sentie devenir trapéziste et ne me suis jamais vécue comme telle. J’étais trop intéressée par le « hors-champ » : je découvrais la littérature, la philosophie, puis les pratiques de l’Attention (le Nei Gong), qui m’ont menée au symbolisme et à une approche de l’Hermétisme. Enfin, je découvrais les arts martiaux, chinois puis russes… Mes mains tenaient la barre mais mon esprit était ailleurs. C’est toujours le cas.

En tant que circacienne, quel(s) cirque(s) voulez-vous défendre ?

Décidément ces questions me surprennent et me déroutent. Je suis peut-être en partie artiste circassienne, mais je ne défends pas le cirque. Ni ne l’attaque. Qui serait d’ailleurs l’attaquant ? Le manque de moyen, le désintérêt des politiques publiques…certainement. Seulement, défendre le cirque renforce la segmentation avec les autres arts, qui finissent par se faire face, en dépit de leurs frontières toujours plus floues. Plus largement, cela revient à scinder les différentes pratiques. Je promeus peut-être davantage le Systema (arts martial russe) que le cirque. Mais je ne défends rien, ne percevant pas suffisamment l’attaque. Quoique, si ! Je défends autre chose : notre capacité à être attentif, à ouvrir nos sens. C’est notre propension à « être au monde » qui me semble menacée. Être au monde par contact, par un déploiement de soi attentif, une ouverture réceptive, pour que nos sens nourrissent quelque intelligence – s’il en est – qu’il faut arroser et choyer dans l’ombre. Là oui, je me bats, ou dit autrement : j’essaie d’œuvrer, avec ce que je peux de puissance et de subtilité.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous du spectacle vivant ?

Je n’en attends rien. Malgré cela, parfois, quelque chose a lieu : Une plongée dans le réel, un réel moins voilé. Une manière de me laisser impressionner (au sens photographique) plus qu’à l’ordinaire et avec une sensation d’unisson de fréquences. Parfois aussi la joie profonde de me nourrir d’une liberté dont certain.e.s ont su faire preuve. Ils.elles me l’offrent quand ils ont su jouer autrement des contraintes, se frayer des chemins inattendus, ouvrir des voies qui n’existaient pas. Les spectacles consistent à trouver-des-chemins-en-dépit-des-contraintes, à pouvoir-faire-malgré-tout, et à accomplir-l’action-juste-et-au-bon-moment ou le mot-juste ou le geste-juste, me font l’effet d’une respiration ample gagnée dans une cage thoracique comprimée. C’est vital et c’est bon, cela nourrit la vie. Je le trouve dans différents spectacles, dont celui des animaux (pas que les humains), des plantes qui se taillent un chemin vers la lumière d’un côté et vers l’obscur de l’autre, ou celui du printemps qui revient comme un miracle quand je n’y croyais plus. Parfois aussi, bien sûr, dans ce que d’aucuns appellent des « vrais spectacles ».

À vos yeux, quels sont les enjeux du cirque aujourd’hui ?

Les mêmes que pour beaucoup aujourd’hui : Savoir respirer dans la contrainte et trouver les interstices où se mouvoir librement. En somme, rester vivant. Stupide entêtement qui n’appartient pas qu’aux espèces : les pratiques ou disciplines essaient aussi de se préserver. Et par là de concilier identité et évolution, permanence et changement, différence et répétition… Parmi les contraintes qui nous travaillent, la chape de plomb sécuritaire serait peut-être celle avec laquelle le cirque cultive une certaine intimité. Le risque, souvent fantasmé, est de plus en plus interdit, même quand il s’agit de fantasmes. Ce qui contraint, puis oppresse ou opprime, ce sont les peurs et leurs versants administratifs : les dédales de renvois de responsabilités. Paradoxalement, je crois que cette contrainte peut devenir le ferment de son propre antidote : elle oblige à creuser la question, qui devient une sorte de Materia Prima, d’où peuvent émerger de nouvelles réponses, de nouveaux espaces de respiration et de mouvement. Parfois certes, avec le regrettable délai de la tension compressive qui précède l’avènement du nouveau.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Un rôle implique une pièce, un plan, un but, une finalité inclue dans un plan d’ensemble. Sous cet angle, l’artiste (je ne comprends toujours pas le sens de ce mot) comme n’importe quel.le homme, femme, devrait avoir pour rôle, non d’œuvrer au bonheur, mais d’aiguiser et d’éclairer sa conscience et surtout de s’entraîner à aligner ses actes à sa conscience. Cela résonne avec l’idée de progrès dont Etienne Klein aime à rappeler une anagramme : Le degré d’espoir. Aujourd’hui, malgré nos grandes idées de progrès, nous sommes toujours plus englués dans un enchevêtrement de crises : climatique, démographique, environnementale, économique, sociale. Le degré d’espoir est faible, voire à zéro, et force est de constater que la présence et le travail des artistes n’a rien pu y faire. Par conséquent, l’idée d’un rôle à jouer, si galvanisante soit-elle, me semble malheureusement bien ridicule. En revanche, hors de l’idée de rôle car tous les plans échouent, il nous reste à nous rappeler que chacun de nos choix, de nos actes et même de nos pensées, porte à conséquence. En somme, si le rôle n’est pas « à jouer » parce qu’il n’est pas pré-écrit, il est néanmoins tenu car il s’écrit en marchant. Je nous souhaite donc à tous beaucoup de courage pour prendre et assumer nos responsabilités, pour déterminer, dans le brouillard et l’aveuglement qui nous caractérise, le cap qui mènerait vers plus de justesse, et enfin pour avoir la force de tourner la barre.

Comment pensez-vous la place du cirque dans l’avenir ?

Oserais-je dire que je m’en fiche bien ? M’importe davantage celui des hirondelles et des hérissons, des lichens et des frênes. Alors question suivante : pourquoi est-ce que je continue à frayer en lisière du cirque et de la performance ? Parce que c’est de là que je peux pointer les oiseaux, hérissons, lichens et frênes, et rendre palpables les masses d’air. C’est depuis cet endroit que je travaille à rendre sensible l’infime auquel nous oublions (et je m’inclue dans le nous) de prêter notre attention, de peur, peut-être qu’il ne nous la rende pas ?

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