Publié le 16 août 2018
Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Chloé Moglia.
Quels sont tes premiers souvenirs de spectacle ?
Un coucher de soleil sur la mer. Ce souvenir-là, je le tiens entier : il aiguisait la sensation du temps, ce temps que met le jour à mourir. C’était à la fois lent, à la fois fulgurant. Ce spectacle-là se joue tous les soirs, gratuitement. Pourquoi ce jour-là, ce moment-là ? Sans doute à cause d’une conjonction de circonstances qui ont permis une attention particulière. J’étais curieuse, à l’affût, et en même temps, étonnamment calme et confiante devant ce qui m’était offert. Je buvais le moment. Puis, il y eut deux chiens qui se battaient. C’était bref, implacable. Les mots qui me viennent sont : violent, vrai. Comme une brèche ouverte sur le réel. Si tu veux parler maintenant de « spectacles » au sens professionnel du terme, c’est plus flou. Des souvenirs flottants, souvent teintés d’ennui. Ce ne sont pas eux qui ont éveillé mon regard. Il y a eu plus tard Le Cri du Caméléon de Josef Nadj. J’étais étudiante au CNAC, je ne connaissais rien au cirque. Je n’ai rien compris. Et pourtant, c’est devenu culte. Sur le moment, je me demandais juste s’il fallait aimer ou non. Le goût, ça s’apprend.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir circassienne ?
Rien, à vrai dire. Toujours rien. Mais ça viendra peut-être. J’ai intégré une école de cirque pour continuer à grimper aux arbres, pour faire du sport sans compétition. Le CNAC, c’était une forêt renouvelée d’arbres à grimper. L’école était gratuite, il y avait même des bourses. C’était l’indépendance promise. Et surtout, on s’entraînait toute la journée. Pas juste le soir. Mais l’idée de profession, je ne l’ai jamais vraiment intégrée. Je voyais surtout le présent de l’entraînement. Je m’accrochais à la barre comme on se raccroche à une branche dans la chute. Je ne me suis jamais sentie devenir trapéziste. Je ne me suis jamais vécue comme telle. Trop attirée par le hors-champ. Je découvrais la littérature, la philosophie, le Nei Gong et ses pratiques de l’Attention. Puis le symbolisme, l’hermétisme. Et les arts martiaux, d’abord chinois, puis russes. Mes mains tenaient la barre. Mon esprit était ailleurs. C’est toujours le cas.
Quel forme de cirque veux-tu défendre ?
Ces questions me déstabilisent. Peut-être suis-je, en partie, artiste de cirque, mais je ne “défends” pas le cirque. Ni ne l’attaque. Et qui serait l’attaquant ? Le manque de moyens ? Le désintérêt politique ? Probablement. Mais défendre “le cirque”, c’est le découper. Le segmenter face aux autres arts. Cela finit par dresser des frontières là où elles s’effacent. Moi, je promeus peut-être davantage le Systema (art martial russe) que le cirque. Mais surtout, je défends autre chose : la capacité à être attentif. À ouvrir les sens. Notre aptitude à “être au monde”. Être au monde par le contact. Par un déploiement réceptif. Pour que nos sens nourrissent une intelligence, s’il en est une, qu’il faut arroser, à l’ombre. Là, oui, j’essaie d’œuvrer. Avec ce que je peux de puissance et de subtilité.
Et toi, en tant que spectatrice, qu’attends-tu du spectacle vivant ?
Rien. Je n’en attends rien. Et pourtant, parfois, quelque chose surgit. Un accès à un réel moins voilé. Une impression photographique, plus profonde que d’ordinaire. Une sensation de fréquences qui entrent en résonance. Parfois, une joie très simple : celle de recevoir une liberté. Celle que certain·es ont su faire advenir. Ils.elles me l’offrent, quand ils ont su contourner les contraintes, tracer des chemins qui n’existaient pas encore. C’est ça, un spectacle : trouver des chemins en dépit des contraintes. Faire-malgré-tout. Accomplir le geste juste, au bon moment. Ça me fait l’effet d’une grande respiration dans une cage thoracique comprimée. C’est vital. Ça nourrit. Et je le trouve aussi bien dans le spectacle d’un humain que dans celui d’un chat, d’un bourgeon, d’un printemps revenu quand je n’y croyais plus. Parfois aussi, dans ce qu’on appelle des “vrais spectacles”.
Quels sont les enjeux du cirque aujourd’hui, à tes yeux ?
Les mêmes qu’ailleurs : respirer dans la contrainte. Trouver les interstices où le vivant peut encore bouger. Rester vivant, tout simplement. C’est un entêtement. Pas seulement des espèces. Des disciplines aussi. Elles essaient de se préserver, de survivre.Entre identité et mutation. Permanence et changement. Le cirque a une intimité particulière avec la contrainte. Le risque, fantasmé, certes, est de plus en plus interdit. Même en fantasme. Les peurs deviennent procédures, délégations de responsabilité. Des labyrinthes administratifs. Mais cette contrainte, paradoxalement, devient un levier. Elle oblige à creuser. Elle devient une materia prima. Et de là, parfois, émergent de nouveaux gestes, de nouveaux espaces de souffle. Après la compression, le possible.
Et toi, quel rôle penses-tu qu’un·e artiste doit avoir aujourd’hui dans la société ?
“Rôle” implique un plan. Un scénario, un objectif. Un ensemble orchestré. Mais pour moi, l’artiste (ce mot m’échappe toujours), comme tout être humain, devrait surtout chercher à aligner ses actes à sa conscience. Non pas œuvrer au bonheur, mais œuvrer à la clarté. À l’honnêteté. À l’accord entre ce qu’on sent et ce qu’on fait. Etienne Klein rappelle que “progrès” est une anagramme de “degré d’espoir”. Or, aujourd’hui, le degré d’espoir est au plus bas. Climat, économie, société : les crises s’enchevêtrent. Et les artistes n’ont pas suffi. Alors le “rôle”, au sens galvanisant, me paraît vain. Mais en dehors de tout rôle, il reste l’engagement. Chaque acte, chaque choix, chaque pensée a des conséquences. Et ce que nous faisons écrit le monde. Il n’y a pas de rôle à jouer, mais une responsabilité à tenir. Marcher sans script. Écrire en marchant. C’est difficile. Ça demande du courage. Mais c’est ce qu’il nous reste.
Comment tu vois la place du cirque dans l’avenir ?
Est-ce que j’ose dire que je m’en fiche ? Ce qui m’importe davantage : le sort des hirondelles, des hérissons, des lichens, des frênes. Mais alors, pourquoi rester là, en bordure du cirque et de la performance ? Parce que c’est de là que je peux les désigner. Montrer les oiseaux. Les feuillages. L’air. Depuis là, je peux travailler à rendre visible l’infime. Ce que nous négligeons, de peur qu’en le regardant, il ne nous regarde à son tour.
Photo DR
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien