Photo Unamed 2

Betty Tchomanga « Nous avons la capacité de transformer le secteur du spectacle vivant »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 août 2021

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Pour cette cinquième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un nouvel état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi la crise sanitaire et ses conséquences de plein fouet. Ces entretiens sont l’occasion d’interroger les enjeux actuels des politiques publiques dans le secteur du spectacle vivant et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s artistes, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec la danseuse et chorégraphe Betty Tchomanga.

Depuis plus d’un an, le secteur du spectacle vivant est profondément impacté par la crise sanitaire. En tant qu’artiste, comment vivez-vous cette période ?

Je suis passée par plusieurs phases successives. D’abord, il y a eu le choc avec le premier confinement : l’arrêt total, un changement brutal dans mon rythme de vie. À ce moment-là, j’étais dans l’incapacité de créer ou de penser à quelque chose d’autre que l’épidémie, aux chiffres et aux mort·e·s. Je ne trouvais de l’apaisement psychique que dans des activités très concrètes qui mettaient mon corps en jeu, comme jardiner, jouer à l’école avec ma fille, faire du yoga, faire à manger ! Comme beaucoup de personnes « privilégiées » qui pouvaient être dans une maison avec un jardin, loin des grandes métropoles… je dois avouer que j’ai profité de ce moment, et qu’il m’a soulagé d’un rythme de travail particulièrement soutenu. Je fais partie des gens qui ont eu un break forcé et à qui cette pause a fait du bien ! Ensuite, il y a eu la reprise de l’été et de l’automne, très denses ; un passage très rapide du vide au plein, en un temps de bascule ! C’est également la sensation que j’ai éprouvée lorsque les théâtres ont ouvert à nouveau leurs portes la rentrée dernière… J’ai aussi pris davantage conscience de mon statut privilégié d’artiste française, intermittente du spectacle, travaillant dans des réseaux institutionnels ; en voyant très concrètement l’impact, notamment économique, de cette crise pour des collègues vivant dans d’autres pays, au Portugal par exemple. J’ai senti aussi une forte disparité des vécus de cette crise selon les différents corps de métiers du secteur ; que l’on soit interprète, technicien·n·e, chargé·e de production, de diffusion, administrateur·rice ou chorégraphe porteur·se de projet, les conséquences n’étaient pas les mêmes. D’un côté le surmenage pour certain·e·s face à une absence de travail pour d’autres. En ce qui me concerne, je n’ai pas été de nouveau confrontée à un arrêt total de mes activités à la suite au premier confinement. Même dans les périodes de confinement qui ont suivi, j’ai continué à travailler en résidence de recherche, à avoir des rendez-vous, et même à jouer ponctuellement devant des « professionnel·le·s ». J’ai également éprouvé une incompréhension grandissante face à la fermeture des lieux culturels. Devait-on vraiment penser et hiérarchiser ce qui relève du « nécessaire » de cette façon ?

Cette situation a-t-elle entraîné de nouvelles réflexions au sein de votre travail ?

Très probablement, mais j’ai la sensation de ne pas avoir assez de recul pour le formuler. Je ne pense pas que l’on puisse penser et créer des œuvres en dehors de tout contexte. Nous sommes marqué·e·s consciemment ou non par ce que l’on vit, par où l’on vit, par nos rencontres et par ce qui nous entoure. Cette ère pandémique dans laquelle nous sommes collectivement est entrée dans nos corps et nos habitudes… déjà, en seulement un an. Je n’arrive pas à circonscrire mes réflexions uniquement à mon travail d’artiste chorégraphique, elles sont plus larges, presque trop grandes. Elles doivent, selon moi, se penser à l’aune de ce que certain·e·s penseur·se·s nomment le « système terre » : Qu’est-ce qu’on produit ? Pour quoi ? Pour qui ? Avec quoi ? Comment ? Il y a ces grandes questions, et en même temps je poursuis mon travail sur des sujets qui m’interrogeaient déjà avant cette pandémie… La sirène Mami Wata qui m’amène aujourd’hui à m’intéresser aux pratiques vaudous, à la circulation des croyances et des imaginaires. Plus je chemine dans mes recherches et plus cela entre en résonance avec les questions que soulève pour moi ce contexte pandémique.

La conjoncture actuelle n’a pas permis que votre nouvelle création Mascarades puisse avoir la tournée initialement prévue. Comment ces annulations, l’absence de confrontation (à de réels publics), affectent-elles la vie d’une pièce ?

En effet la tournée de Mascarades a été interrompue juste après les premières représentations en mars 2020. Le fait d’avoir pu « accoucher » de cette pièce avant la fermeture totale du premier confinement était tout de même un soulagement et m’a permis de relativiser la suite. La tournée a ensuite suivi le rythme imposé par la crise sanitaire. Nous avons fait quelques représentations avec du public lors de la petite fenêtre que nous avons eue à l’automne et depuis la réouverture des théâtres en mai dernier. Entre ces différents moments, j’ai saisi avec mes collaborateur·trice·s les opportunités qui nous permettaient de ne pas faire dormir cette pièce trop longtemps. La réalisation d’une version filmée proposée par le Festival Parallèle à Marseille a été une façon de maintenir quelque chose de vivant. Cette expérience du film a occasionné des rencontres d’un autre ordre. J’ai eu l’impression que cela avait pu toucher des personnes qui ne seraient peut-être pas venues voir la pièce, ou géographiquement plus lointaines. Cela a également généré des échanges par écrit qui ne se seraient peut-être pas produits en temps normal. En revanche, l’expérience des représentations réservées aux professionnel·le·s me semble plus complexe. Pour moi, cela a fait resurgir très fort la question du sens. À qui est-ce que je m’adresse ? À qui s’adresse cette pièce ? Lors d’un échange sur ces questions, une programmatrice me disait que l’absence d’un « vrai » public – un public diversifié – lui donnait la sensation qu’il lui manquait un bout de la pièce. Je trouve sa remarque très juste. Pour exister pleinement, une œuvre a besoin des regards, des énergies, des émotions de différents publics. Enfin, politiquement, cette situation a coupé le théâtre du reste de la société en renforçant un entre soi du milieu culturel. Je pense que les théâtres ne peuvent pas être des lieux de renfermement communautaires. Il me semble primordial d’œuvrer pour qu’ils puissent être des espaces de circulation de pensées, de croisement de communautés, de débats, de discussions.

Comment ces annulations et reports successifs ont-ils affecté votre travail ?

Mon activité s’est transformée. L’absence ou la rareté des tournées a modifié mon rythme de vie et mon rapport au temps et à l’espace. J’ai eu la possibilité de passer du temps en studio pour chercher, rêver, penser. Car, après le premier confinement, le besoin de créer est revenu. Cette reprise du travail a pris plusieurs formes : réaliser un film de ma dernière pièce Mascarades, jouer une pièce en streaming live, présenter une pièce devant un public de programmateur·rice·s, beaucoup de rendez-vous en visioconférence… Cette transformation du travail a produit des expériences parfois réjouissantes, parfois moins… Pour ce qui est des conséquences à long terme, c’est encore trop tôt pour en prendre la mesure. En tout cas, aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas au niveau économique que l’association Lola Gatt (qui porte mes projets) et moi-même avons été le plus impactées… Le secteur culturel n’échappe pas à ce qui se dessine de façon globale en France et dans le monde face à cette crise : les privilégié·e·s restent privilégié·e·s et les plus précaires se précarisent encore plus… Beaucoup d’argent a été débloqué pour soutenir les structures et les artistes déjà institutionnalisé·e·s. Alors que l’on entend depuis des années qu’il y a de moins en moins d’argent pour le domaine de la culture, cela semble presque surréaliste… Mais puisque cet argent est là, il me semble de notre responsabilité de questionner ce que cet argent nous permet de faire et au service de quoi ? Comment participer d’une répartition qui ne profite pas toujours aux mêmes ? Cela peut à mon sens intervenir à différents niveaux : les choix de collaboration au sein des équipes, les choix de programmation, travailler avec des structures de différentes envergures jusqu’au choix des lieux dans lesquels nous présentons nos œuvres…

Le mouvement d’occupation des théâtres, la réforme de l’assurance-chômage, la prolongation de l’année blanche pour leur régime d’assurance-chômage, etc. : la crise sanitaire a confirmé l’extrême fragilité du secteur du spectacle vivant, et la difficulté de faire face au système institutionnel. Selon vous, ces données permettront-elles à de nouvelles réflexions, de nouveaux systèmes, de nouveaux paradigmes, de voir le jour ?

Je perçois deux mouvements contradictoires et pour autant imbriqués. J’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience globale du secteur. Le mouvement d’occupation des théâtres a été une expérience très forte pour celles et ceux qui y ont activement participé. Et l’abandon de la réforme de l’assurance chômage, tout au moins son report, est une grande victoire. Nous sommes nombreux·ses à penser qu’il faut transformer nos manières de fonctionner, et ce à différents niveaux : dans les rapports humains, dans notre rapport à l’environnement, dans nos rapports à l’institution… Mais, dans le même temps, alors que l’activité vient tout juste de reprendre, je vois que les choses repartent comme avant. Sur un rythme effréné comme si rien ne s’était passé depuis un an… Et je suis moi-même prise dans cette spirale d’activités : partagée entre la joie de retrouver ces communautés éphémères qui constituent l’essence du spectacle vivant et les questionnements que cette crise soulève sur nos modes de travail. Mais in fine, il n’y a que le temps qui peut faire évoluer les choses en profondeur. Je pense que collectivement nous avons la capacité de transformer le secteur du spectacle vivant en faisant face à nos propres problématiques écologiques, sociales, raciales. Pour que des changements soient possibles en profondeur, nous avons besoin de nous réunir pour penser, confronter nos vécus, nos points de vue.

Nous sommes actuellement en juillet 2021. Comment s’annoncent les mois à venir ? Comment envisagez-vous la reprise des activités et d’une pratique artistique moins empêchée ?

Je suis actuellement à Cotonou au Bénin pour une résidence de recherche. Je ressens le besoin et l’importance de continuer à me déplacer bien que cela ne soit pas simple. Le sentiment d’incertitude reste fort et demande une capacité d’adaptation, de transformation et de changement… Cette résidence a été reportée deux fois et j’ai failli cette fois encore ne pas réussir à partir ! Cela m’amène à m’interroger plus qu’avant sur ce que je considère comme nécessaire. Quel sens à ce voyage ? Est-il nécessaire dans mon processus de recherche ? Et, si oui, pourquoi ? Comment ce voyage affecte -t-il et transforme-t-il ma manière de travailler ? Comment se déplacer peut-il aussi être une façon de faire circuler l’argent autrement ? Comment profiter de cette crise pour déplacer certains rapports de forces ? Ces contraintes pourraient être l’occasion de transformer en profondeur nos pratiques de déplacement et de voyages. Non pas pour ne plus voyager, ou ne plus prendre l’avion, ou encore tomber dans la dichotomie essentiel/non-essentiel. Mais plutôt pour sortir d’un rapport de consommation et ramener au centre la question de la nécessité avec la diversité des réponses qui peuvent apparaître pour chacun·e·.

Photo © La Bâtie – Farah Mirzayeva