Photo © Charlène Yves

Yaïr Barelli, Dolgberg

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 mai 2023

Les Variations Goldberg de Bach hante le parcours de Yaïr Barelli. Avec son solo Dolgberg, le chorégraphe sonde l’étonnante relation qu’il entretient avec cette musique qui accompagne depuis toujours sa trajectoire de danseur et son histoire familiale. Yaïr Barelli explore ce terrain intime et l’imaginaire qu’éveille ces variations pour y défricher sa propre danse, émancipé de ces filiations et expériences passées. Dans cet entretien, Yaïr Barelli retrace et partage le processus de création de Dolgberg.

Dolgberg explore votre mémoire d’interprète et familiale à travers les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Pourriez-vous partager votre histoire avec cette œuvre musicale ?

C’est l’association de différents hasards. Mon père est pianiste amateur de très haut niveau et ces notes ont bercé mon enfance. Une de mes premières références déterminantes de danseur a été la découverte d’une vidéo de  Steve Paxton qui danse sur la musique de Bach (English suites et les Variations Goldberg). Je me suis longtemps amusé à faire « la même chose », en copiant sa manière de danser, tout en essayant d’inventer la mienne à partir de cette imitation. Depuis déjà plusieurs années, cette pratique de « copier » Steve en train d’improviser avec la musique de Bach m’accompagne. J’ai eu également l’occasion de participer au projet « Material for the spine » avec lui et nous gardons encore aujourd’hui un lien intense par correspondance. Je suis d’ailleurs allé séjourner dans sa ferme dans le Vermont pour travailler sur l’amorce de Dolgberg, il a ainsi accompagné le début de cette recherche. J’ai retrouvé les Variations Goldberg sur mon chemin en 2016 lorsque Jérôme Bel m’a invité à faire une reprise de rôle dans le spectacle Jérome Bel (1995) pour lequel, j’ai appris à chanter par cœur les variations… tâche qui m’a semblé impossible donc excitante. Dernière coïncidence pas des moindre : Goldberg est aussi mon nom de famille d’origine. Mes grands-parents – juifs polonais qui ont fui la guerre en allant en Israël ont changé leur nom de famille polonais (comme beaucoup d’immigrés juifs de l’époque) et ont inventé le nom Barelli. Tout cela m’amène à considérer ce monument de la musique et de la danse comme mon Sacre du printemps personnel. C’est une musique qui fait un lien hasardeux entre mon histoire familiale et deux artistes qui m’ont beaucoup formé et influencé. J’ai décidé de m’appuyer sur ces « socles », non pas dans l’idée d’un hommage, mais au contraire pour m’en émanciper, en mélangeant un rapport révérencieux, populaire et personnel.

La musique a toujours été un outil important dans votre recherche chorégraphique. En tant que danseur, comment rentre-t-elle en résonance avec votre « interprétation » ? 

Je ne sais pas. Je pense que j’écoute, le plus profondément possible, avec le plus de cellules possibles, y compris celles de l’imaginaire, ce que la musique provoque en moi. Je joue également du piano et lorsqu’on joue d’un instrument – on danse. Ce sont les doigts qui bougent sur un piano… c’est un système de feedback audio-kinesthésique qui nous permet de jouer d’un instrument, ou de chanter. Et vice versa, quand je danse, je sens un rythme et une musique, qui ponctuent le temps. Pour moi, c’est inséparable. Mon rapport à la danse et au mouvement est sonore, musical, pas uniquement visuel. 

Vous développez depuis maintenant plusieurs années une démarche autour de « l’interprétation ». Quelles sont les grandes lignes de cette recherche chorégraphique ? 

Il y a deux directions qui m’intéressent dans l’interprétation. Premièrement, le décalage entre l’intention de l’auteur et l’exécution de l’interprète. Donc un intérêt lié à la transmission, à la communication et au processus d’assimilation et de transformation du sens des mots en actions. Par exemple, si un·e chorégraphe me demande de danser une « sorcière qui cherche la sortie », ce que je vais faire dévoilera ma propre conception des mots « sorcière », « chercher » et « sortie ». Deuxièmement, c’est le partage de l’opération intérieure que fait un danseur. Le partage de son effort, un partage qui crée une empathie kinesthésique, émotionnelle et psychique avec l’interprète. J’ai toujours préféré danser que regarder la danse… Cette phrase sublime de Steve m’accompagne depuis longtemps : « the arts can be related to the senses, roughly speaking – music for the ears, painting for the eyes, dance for the body. But dance suggests an exception, because in the West it has become a Spectator art, and it is through the eyes that the audience begins a kinetic response, or a physical empathy with the dancer ». (« Les arts peuvent être liés aux sens, grossièrement : la musique pour les oreilles, la peinture pour les yeux, la danse pour le corps. Mais la danse suggère une exception, car en Occident elle est devenue un art de spectateur, et c’est par les yeux que le public commence une réponse cinétique, ou une empathie physique avec le danseur » ndlr). Cette empathie dont il parle est, pour moi, le cœur du travail chorégraphique. Je trouve qu’elle est provoquée ou pas, selon le niveau d’engagement qu’un·e interprète injecte dans son action. Elle devient visible quand on tente de faire au mieux quelque chose que l’on ne sait pas faire. C’est pour ça que je considère l’interprétation comme l’essence même de la chorégraphie. 

Comment cette recherche spécifique a-t-elle pris forme pour Dolgberg ? 

Par un enchaînement assez fou de défis qui me sont impossibles à exécuter. J’ai intentionnellement choisi d’interpréter des tâches pour lesquelles je n’ai pas les outils adéquats : chanter un opéra, faire du hip-hop et du Break-dance, tenter une danse classique, faire du scream en Death Growl (chant guttural), etc. Ces différentes pratiques me mettent dans un challenge permanent. S’il y a une qualité dans Dolgberg, elle est au niveau de l’engagement que je mets dans les actions interprétées. Il doit être maximal, et ne permet pas de « repos ». C’est quelque chose que j’ai très certainement appris et découvert en travaillant avec la chorégraphe Marlène Monteiro Freitas. Elle nous demandait l’impossible… « Et un peu plus fort s’il vous plaît ! ». C’est probablement le travail avec Marlène qui m’a révélé l’intérêt que j’ai pour la notion d’interprétation.

Pour Dolgberg, vous avez puisé dans les « traces enregistrées dans l’entraînement de votre corps et de l’imaginaire que vous provoque la musique ». Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique de Dolgberg ? 

Tout vient de la musique dans Dolgberg. Chaque variation a suscité en moi un imaginaire spécifique, composé d’images, jeux, rythmes, impulsions. Je fais ce que j’entends dans la musique. En ce sens, Dolgberg est une pièce de danse « classique » : je danse la musique. Sauf que je le fais avec mes propres outils, ceux du danseur contemporain que je suis avec son propre imaginaire, qui ne sont pas forcément adéquats avec l’aura de cette musique. Je me suis cependant imposé d’éviter un « fil conducteur » dans la pièce. La musique change drastiquement entre une variation et une autre et donc la danse aussi. Je zappe d’une grammaire à une autre. Il y a également énormément de citations transformées, toutes issues de mes expériences en tant qu’interprète : l’imitation de la danse de Steve, une citation de la pièce Jérôme Bel de Jérôme Bel où je chante immobile l’Aria, puis une citation de la pièce Paraiso – colecçao privada de Marlène lorsque je joue avec mes pectoraux, une citations de D’après une histoire vraie de Christian Rizzo avec une danse « folklorique »… Dans Dolgberg, je travaille constamment ce rapport entre un socle, une référence formatrice de ma danse et la tentative de m’en libérer en cherchant l’essence de ma danse actuelle. C’est une tension entre ce qui m’a constitué par le passé et une démarche de renouvellement au présent.

Dolgberg, conception et interprétation Yaïr Barelli. Lumière Yannick Fouassier. Son Nicolas Barrot. Production by association. Photo © Charlène Yves.

Dolgberg est présenté le 15 juin au théâtre des Malassis à Bagnolet dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.