Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 juillet 2018
Artiste transfuge, Ali Moini s’est imposé ces dernières années comme une figure singulière du paysage chorégraphique européen. Dans cet entretien, il retrace un parcours marqué par la migration et la création, depuis ses débuts en Iran jusqu’à son installation en France. Il revient sur l’émergence d’une scène chorégraphique en Iran, les stratégies de contournement face à la censure, et la puissance d’un art qui interroge les normes sans se revendiquer frontalement politique.
Tu as d’abord étudié la musique et le théâtre en Iran avant d’arriver en France. Peux-tu retracer ton parcours ?
J’ai étudié la musique en Iran lorsque j’étais adolescent , puis j’ai intégré l’Université de Soureh à Téhéran pour étudier le théâtre. J’ai découvert la danse contemporaine pendant la tournée européenne de Dance on Glasses, une pièce mise en scène par Amir Reza Koohestani, dans laquelle j’étais interprète. Lors d’un passage à Bonn, en Allemagne, on nous a proposé, à mon collègue Mohammad Abbasi et à moi, de participer à un atelier ouvert à tous, organisé par ITI Germany. Nous y avons rencontré la chorégraphe et danseuse Jullieta Figerroa, qui nous a littéralement initiés à la danse contemporaine. À cette époque, nous ne savions rien de la danse, comme beaucoup d’autres personnes en Iran, j’imagine. Peut-être que certaines personnes connaissaient Pina Bausch ou la danse moderne, mais certainement pas la danse contemporaine. Lorsque nous avons joué au Tanzquartier à Vienne, nous avons aussi assisté à plusieurs spectacles. Le festival nous avait offert le livre No wind no words de Helmut Ploebst, qui est devenu une référence importante pour ma thèse à l’université. Même si la lecture en était plutôt accessible, un chapitre restait obscur : celui sur la composition en temps réel selon Joao Fiadeiro. Lors d’une résidence à Paris quelques mois plus tard, j’ai eu la chance d’entrer en contact avec lui, et il m’a parlé d’une formation de deux ans au Forum Dança, à Lisbonne. Ce programme rassemblait de nombreux chorégraphes avec lesquels je rêvais de travailler : Lisa Nelson, Jeremy Nelson, Deborah Hay, Julian Hamilton, Meg Stuart, Vera Mantero, Loïc Touzé, Emmanuelle Huynh… J’ai passé l’audition, j’ai été accepté et j’ai emménagé à Lisbonne. C’est au cours de cette formation que j’ai entendu parler du programme Essai du CNDC à Angers, où j’ai ensuite été admis.
Qu’est-ce qui t’a conduit à poser tes valises en France ?
Différentes raisons m’ont poussé à m’installer en France : le réseau que je me suis constitué, les personnes que j’ai rencontrées, des gens qui m’ont généreusement aidé et le fait que c’est un pays où il est peut-être plus aisé, financièrement, de porter un projet à son terme. La danse française n’est pas vraiment une question ou un centre d’attention pour moi. Mais ce que j’observe ici, c’est une grande diversité de manières de travailler, une ouverture chez les artistes qui cherchent à pratiquer leur art autrement, avec une approche souvent moins technique, plus ancrée dans l’idée que le corps peut être porteur de pensée. J’ai le sentiment qu’il y a de la place pour expérimenter, prendre des risques… Aujourd’hui, on est beaucoup moins obligé de suivre des modèles préétablis !
Comment fonctionne concrètement le système de validation des œuvres en Iran ? De quelle manière le gouvernement intervient-il dans la régulation de la création artistique ?
Il y a un centre d’art dramatique, dépendant du ministère de la Culture, qui dirige et finance l’art de la performance en Iran. Même s’il existe des institutions privées capables de financer certaines œuvres, la permission du centre reste obligatoire pour montrer publiquement un travail. En dehors de la scène underground, quand on veut créer une performance, théâtre ou autre art vivant, il faut d’abord envoyer le texte (s’il s’agit de théâtre textuel) ou l’intrigue (pour une forme non classique) au centre. S’ils ne jugent pas le contenu problématique, par exemple s’il n’entre pas en conflit avec la religion, s’il ne contient pas de propos politiques ou d’éléments sexuels, on peut espérer trois types de réponse: soit une autorisation de création, soit une demande de modification, soit un refus. Une fois la création acceptée, avec ou sans modifications, une nouvelle validation a lieu à la fin du processus : une équipe vient assister à la pièce pour décider si elle peut, oui ou non, être présentée au public.
Quelle est la situation actuelle de la danse contemporaine en Iran ?
Quand j’ai quitté l’Iran, la danse contemporaine y était quasiment absente. Mais depuis, peu à peu, des artistes ont commencé à s’y intéresser, à expérimenter, ce qui a permis l’émergence d’une scène underground foisonnante. Pour ce qui est de la danse plus conventionnelle, elle est soumise aux mêmes règles que le théâtre. La danse reste officiellement interdite dans les espaces publics, car elle est perçue comme étant en conflit avec la charia. Les œuvres ne sont donc pas présentées comme des pièces chorégraphiques, mais plutôt comme du théâtre ou du « théâtre physique ». Cependant, quelques exceptions étonnantes ont eu lieu : il y a quelques années, de grands chorégraphes comme Julyen Hamilton ou Jérôme Bel ont pu présenter leurs pièces dans deux festivals majeurs en Iran. Comment les programmateurs ont réussi à faire passer ces spectacles, je l’ignore totalement !
Et qu’en est-il de la danse underground ?
L’histoire est tout autre. On peut y voir des pièces qui seraient totalement impossibles à montrer dans les circuits officiels. Des jeunes chorégraphes iraniens y développent leur travail sans aucun soutien financier, aux côtés d’artistes étrangers invités avec l’aide d’institutions européennes. Cela se passe principalement lors du festival Untimely, organisé par l’Invisible Center of Contemporary Dance (ICCD), à Téhéran, un organisme fondé en 2010 par mon ami Mohammad Abbasi. Ce festival est devenu un véritable point névralgique de la scène alternative contemporaine iranienne.
As-tu déjà pu présenter tes propres pièces en Iran ?
Malheureusement non, je n’ai jamais eu l’occasion de jouer en Iran les pièces que j’ai créées en Europe. Elles ne pourraient être montrées sans être partiellement modifiées, et je refuse de censurer mon travail, que ce soit pour l’Iran ou pour un autre pays. Mais depuis mon départ, je suis retourné en Iran pour y présenter quelques installations-performances. Le public iranien est extrêmement curieux et très généreux dans ses retours. À Téhéran, il existe une réelle communauté intéressée par la performance. Une fois qu’un projet obtient les autorisations de diffusion, il peut parfois être joué plus de trente fois ! C’est incroyable, non ? Et souvent, les représentations affichent complet !
Même sans discours militant explicite, ton travail paraît traversé par des enjeux politiques. Envisages-tu l’acte de danser comme un geste politique en soi ?
Je ne conçois pas forcément mon travail comme tu viens de le décrire, mais je ne rejette pas totalement cette lecture non plus. Ce que tu dis reflète peut-être ce que tu souhaites percevoir dans mes œuvres. Te les as-tu représentées ainsi parce que je viens d’un territoire politiquement marqué ? Je ne suis pas responsable de la manière dont mes pièces sont reçues. Ce que je sais, c’est que je ne me considère pas comme un artiste engagé dans une démarche politique frontale. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de point de vue politique. Mais dans mes œuvres, je ne cherche ni à améliorer ni à dénoncer, comme c’est souvent le cas dans un art revendiqué comme politique. Je cherche surtout à apprendre en travaillant. Mes pièces sont toujours le fruit d’un assemblage de plusieurs œuvres, car je suis moi-même un assemblage de chairs, de lectures, de pensées, d’expériences. Je ne limite pas la danse à un acte politique. L’acte artistique, quel qu’il soit, est toujours plus vaste, plus complexe qu’un simple geste de revendication.
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