Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 21 avril 2017
Artiste inclassable, Daniel Hellmann casse les codes et brouille les frontières entre vie, scène et sexualité avec une honnêteté radicale. Dans ses performances comme Traumboy ou Full Service, il mêle engagement politique, désir de vérité et jeu théâtral, interrogeant frontalement notre rapport au corps, au pouvoir, à l’intimité et à l’économie. À travers des dispositifs où réalité et fiction s’entrelacent, il invite le public à confronter ses fantasmes, ses contradictions, et à reconsidérer la valeur que l’on accorde aux échanges humains, monétaires ou non.
Tu viens du chant lyrique, un art très codifié. Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’en affranchir pour explorer des formes plus libres et personnelles ?
En tant que chanteur lyrique, mon corps était un instrument au service d’une musique pensée par d’autres, souvent des compositeurs morts depuis des siècles. Ce rôle peut être sublime, mais j’ai vite réalisé qu’il ne correspondait pas à ma manière d’être au monde. Je ne me sens pas stimulé à l’idée de passer ma vie à entretenir ma voix ou faire des vocalises. J’avais envie de m’engager dans des expériences fortes, parfois dérangeantes, qui me nourrissent humainement autant qu’artistiquement. Ce sont les problématiques politiques, sociales, philosophiques qui me poussent aujourd’hui à créer. Je cherche une intensité corporelle que je trouve davantage dans la danse contemporaine ou la performance que dans le monde du lyrique.
Ton travail navigue entre performance, théâtre documentaire et danse. Cherches-tu consciemment à brouiller les frontières disciplinaires ?
Oui, je refuse de coller une étiquette à mon travail, parce que définir, c’est déjà enfermer, classer, hiérarchiser. Les étiquettes créent des attentes, elles figent le regard avant même que l’expérience ait commencé. Or, ce qui m’intéresse, c’est justement d’ouvrir des espaces de perception, de laisser le spectateur libre de circuler entre les couches de sens, entre fiction et réalité, entre performance et intimité.
Qu’est-ce qui déclenche la naissance d’un projet chez toi ?
Tout part d’une question brûlante, d’une obsession presque. Ensuite, je cherche une forme qui me permette d’emmener le public dans une expérience singulière. Ce processus implique un travail immersif, fait de lectures, de rencontres, de confrontations avec des réalités qui ne sont pas les miennes. Je deviens une éponge. J’absorbe des histoires, des émotions, des contradictions. Et cela me transforme à chaque fois, à la fois comme artiste et comme être humain.
La sexualité est un thème central dans ton travail. Tu l’abordes de manière frontale dans Traumboy, où tu évoques ton expérience de travailleur du sexe. Comment ce projet est-il né ?
Traumboy a été le fruit d’un long parcours. J’ai évolué plusieurs années dans les milieux « sex-positives », et j’y ai rencontré des personnes très inspirantes. Des activistes, des travailleuses et travailleurs du sexe qui vivent leur sexualité avec une liberté incroyable, une puissance de choix et une conscience aiguë de leur corps. Cela a résonné très fort chez moi. La sexualité structure nos rapports sociaux, nos imaginaires, même notre économie. Elle est partout, mais elle reste difficile à penser avec des mots. C’est pour ça qu’elle m’intéresse tant comme matériau de création.
Après Traumboy, tu as créé Full Service, qui explore également la marchandisation du corps et des affects. Comment ces deux performances se répondent-elles ?
Ces deux projets interrogent la monétisation du corps, du temps, des compétences, et pas uniquement dans le cadre du travail sexuel. Full Service, c’est un jeu très sérieux sur la notion de service : je peux chanter une aria ou faire une fellation, faire un sandwich ou écouter quelqu’un pleurer, à condition qu’on se mette d’accord sur le prix. Et ce qui m’a frappé, c’est que la majorité des gens ne veulent pas consommer mon corps, mais ma créativité, mon écoute, ma tendresse même. Traumboy, lui, montre un personnage complexe, qui se prostitue sans être une victime. Il choisit, il performe, et ce qu’il offre va bien au-delà du corps. C’est ce que j’essaie de montrer : ce qu’on paie, ce qu’on reçoit, ce qu’on négocie, ce n’est jamais uniquement du sexe.
Tes projets rencontrent parfois certaines résistances institutionnelles. Qu’est-ce qui, dans ton travail, selon toi, continue d’heurter certains programmateurs ?
Je pense que ça fait peur. En France, il est difficile d’accepter qu’un artiste puisse à la fois chanter un air de Mozart et proposer une fellation. Mais pourquoi serait-ce plus choquant que de vendre sa voix ? Chaque service peut être rendu avec délicatesse, avec style, avec cœur. Full Service met à nu les logiques capitalistes de l’échange, mais en les incarnant, avec une sincérité totale. Et je crois que cette sincérité-là dérange.
Te définis-tu comme un artiste engagé ?
Pour moi, l’art est politique dès qu’il déplace les cadres, dès qu’il interroge ce qu’on considère comme évident. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas des effets esthétiques, mais les contradictions que nous vivons tous. On ne peut pas défendre les droits des femmes et en même temps dénier à certaines le droit de choisir de vendre leur corps. De même, on ne peut pas militer contre la fourrure et continuer à manger de la viande. L’art peut révéler ces incohérences sans donner de leçon, en proposant des expériences sensibles. Et ça, ça peut ouvrir des portes vers un monde plus juste.
Comment réagit le public face à Full Service ou Traumboy ?
Avec beaucoup de curiosité, d’abord. Mais aussi de résistance parfois. Les gens veulent savoir ce que les autres ont demandé, mais hésitent à formuler leurs propres désirs. Dans Traumboy, le public est voyeur, mais rarement prêt à se mettre à la place du travailleur du sexe. Et en France, la loi criminalise même les clients. On touche à des zones très sensibles, très inconfortables. Mais c’est précisément là que je veux aller.
Tu as conçu Full Service comme un espace de liberté totale, où tout peut advenir. Qu’est-ce qui t’a poussé à créer un cadre aussi ouvert, presque sans limites ?
Parce que l’inconnu permet l’émergence de moments de vérité. Jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un viendrait me demander une déclaration d’amour, ou une séance de pleurs partagés. Ce sont des moments uniques, imprévisibles, et profondément humains. Et je crois que pour les participants, ça reste aussi comme une trace très forte.
Dans Traumboy, tu t’amuses à brouiller les pistes entre réel et fiction. Pourquoi cette volonté de maintenir le flou ?
Parce que cette ambiguïté est partout, dans nos vies, nos récits, nos relations. Même quand on pense dire la vérité, on la met en forme, on la filtre, on la performe. La fiction n’est jamais totalement absente du réel, et le réel nourrit en permanence nos fictions. Dans le travail du sexe comme dans le théâtre, on joue un rôle, on compose une image, on répond à une attente. Cette porosité me fascine : elle reflète la manière dont nous construisons nos identités, nos désirs, nos rapports aux autres. C’est cette zone floue que j’ai voulu mettre au centre de Traumboy.
Photo © Michela Di Savino.
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