Photo BER

Où commence la magie ? Sur la Nuit fictions à l’Atelier de Paris

Par Leslie Cassagne

Publié le 19 juin 2019

A l’approche de l’été, les jours sont de plus en plus longs et une drôle d’envie d’agiter la nuit chatouille les corps. Sous une lune en route vers son premier quartier, le festival June events a alléché celles et ceux qui refusent d’aller se coucher dès que les métros arrêtent leur course. C’est à la chorégraphe Nina Santes qu’a été confié le soin de concevoir une nuit unique à la Cartoucherie. En complicité avec l’Atelier de Paris, la chorégraphe rassemble toute une équipe de femmes pour créer le parcours qui amènera les plus éveillés jusqu’au petit matin. Le programme en appelle à “rêver l’obscur”, mobilisant ainsi l’imaginaire en vogue des sorcières et des communautés éco-féministes.

Mais pour entrer dans un rêve, il faut d’abord s’extraire du jour. Deux maîtresses de cérémonie au visage pailleté invitent l’assemblée du public à faire corps en fermant les yeux, pour entrer dans une méditation collective. Les retardataires qui poussent la porte du théâtre de l’Aquarium baissent le ton et marchent sur la pointe des pieds, comme tenus en respect par ce rituel porté par la voix qui murmure au micro. C’est une belle introduction à la pièce de Sarah Vanhee, Unforetold : nul besoin de garder les paupières baissées, car l’obscurité y avale tout l’espace. Un noir profond s’empare du plateau, et notre regard est happé par le texte projeté en fond de scène — on ne distingue même pas le voisin d’à côté, la frontière entre la scène et la salle tout à fait brouillée, et c’est finalement comme si on flottait dans un espace d’apparition. Un texte qui imagine un lieu, ou un non-lieu, en tout cas, un espace où tout n’existe qu’en tant que perceptions en puissance. Progressivement apparaissent des points de lumière : autant de lignes en mouvement, de constellations en recomposition permanente. L’oeil s’habitue à l’obscurité, et sans doute de subtiles sources de lumières entrent-elles en action, mais en tout cas on commence à deviner les corps qui portent ces lucioles, de petits êtres qui prendront la parole en une langue inconnue et absolument adorable : pour sûr, des créatures d’une autre planète. Elles se déplacent avec subtilité et jouent à imaginer des choses dont on se demande pourquoi on ne les a pas imaginées plus tôt. Un monde où on porterait des chaussures à la place des bijoux et des bijoux à la place des chaussures, par exemple… On comprend rapidement que ce sont de vrais enfants qui racontent ces histoires, et alors qu’ils se drapent dans des capes irisées, se transformant en formes minérales mouvantes, on se demande vivement pourquoi on a arrêté de passer des nuits blanches à imaginer les draps de son lit devenir volcans ou îles désertes.

Puis juin joue un mauvais tour : il fait encore jour lorsqu’on sort de cette expérience. On se sent donc comme des chauves-souris éblouies par la lumière inopinée de phares plein-feux, et il est difficile de revenir au studio immaculé dans lequel Antonia Baehr & Latifa Laâbissi proposent leur performance Consul et Meshie. En pleine lumière, dans une installation longue durée où l’on peut entrer et sortir librement, les deux femmes-chimpanzé-savant.e.s jouent au Mémory des philosophes français ou regardent des tutoriels pour apprendre à broder en utilisant le “point colonial” sur leur lit king-size matelassé.

C’est après le banquet — on avait rêvé un événement plus mystique, au cours duquel les performances déborderaient dans nos assiettes, mais elles sont plutôt venues encadrer le dîner, en guise d’entrée et de dessert — que l’on plonge véritablement dans la matière de la nuit. En introduction, encore un peu de lumière : à l’entrée du Parc Floral, Lynda Rahal nous lit un texte sur le feu en nous invitant à alimenter celui autour duquel nous nous rassemblons. Sont évoqués les autodafés de l’histoire, les livres et les corps brûlés, les voix de la transgression qu’on a voulu faire taire, et l’on retiendra l’image des sorcières, celles qui ont toujours su les pouvoirs que peuvent donner le feu. Alors on s’enfonce dans les bois à la recherche des traces laissées par ces sorcières entre les arbres, on espère qu’elles vont nous raviver le corps — parce qu’il fait vraiment froid : les mauvais tours de juin, encore… Les premières sont loin d’être effrayantes : Ana Pi vêtue de blanc danse éclairée par ses baskets aux semelles lumineuses, très gracieuse ; les voix de Nina Santes, Celia Gondol, Madga Kachouche, Lynda Rahal et Kevin Jean s’entremêlent en plusieurs langues, dans un rituel polyphonique et cosmologique ; Aina Alegre, la tête couronnée de petites ampoules de couleur, nous offre ses mouvements désarticulés sous la ramure d’un arbre. 

C’est lorsqu’on croit que la promenade est finie que surgit la vision la plus marquante. Tout près du portail qui mène à la Cartoucherie, entre une série de troncs d’arbres, un corps est affaissé à terre, immobile. Quelqu’un chuchote “c’est Frida Kahlo !” La ressemblance est frappante, c’est même à se demander s’il s’agit d’un masque… Alors les morts se réveillent : ça y est, la magie — noire ? — a opéré. Une musique ultra-pulsée s’élève dans cette forêt dégarnie et le corps de Frida — Betty Tchomanga — entre en vibration. Il est mû par une force qui vient d’on ne sait trop où, même le regard de la danseuse semble surpris par la réanimation électrique. Comme si le coeur battant de plus en plus fort provoquait dans le corps des palpitations de plus en plus denses.  La créature est propulsée vers le public, les rebonds s’emparant de tous les membres. Ainsi secoué, le chignon se défait, il laisse s’échapper une multitude de tresses qui immédiatement font penser à la chevelure de la Gorgone. Oui, on est bien pétrifié !

Après cette explosion émanant d’un seul corps, les feux d’artifice de Marie-Luce Nadal et ses comparses vêtues de blanc, qui nous attendent non loin, paraissent ainsi un peu sages…  Alors que la nuit est déjà bien avancée et que l’on est bloqué dans les bois, encore habité par toutes ces déflagrations, on se laisse emporter par l’énergie électrique de la chanteuse Angel-Ho. Le dance floor est peuplé jusqu’au petit matin par des corps survoltés, alors que d’autres s’endorment sous les tentures de la cabane-refuge conçue par le collectif TurfuXLaFronde, bercés par la bande sonore des vidéos qui tournent en boucle, les rêves sans doutes contaminés par toutes les sensations de la nuit, des petites lumières de Sarah Vanhee au feu d’artifice dans le parc. 

C’est sans doute dans des moments comme ceux-là que la magie commence véritablement, lorsque les corps sont mobilisés : pétrifiés, survoltés ou livrés au sommeil, dans tous les cas traversés par des énergies bien plus vives que celles que peut connaitre un spectateur passif. Et lorsqu’on traverse le bois pour rejoindre l’urbain, dans l’odeur de terre humide du petit matin, les expériences de la nuit encore dans la peau, on peut effectivement se demander si tout cela n’a pas été un très long rêve…

Fictions, une nuit en création conçue avec Nina Santes, à l’Atelier de Paris / CDCN, dans le cadre du festival June Events. Avec Sarah Vanhee, Antonia Baehr, Latifa Laâbissi, Angel-Ho, Lise Vermot, Marie-Luce Nadal, Aina Alegre, Ana Pi, Lynda Rahal, Nina Santes, Celia Gondol, Madga Kachouche, Kevin Jean, Betty Tchomanga… Photo © Patrick Berger.