Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 mars 2023
Formé·es initialement aux pratiques sportives, Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre explorent la danse comme un terrain de fabrication poétique, guidé par un goût certain pour l’absurde, l’autodérision et l’engagement physique. Après s’être intéressé aux muscles abdominaux dans leur précédente pièce ABDOMEN, le duo se focalise aujourd’hui sur le cœur et explore son potentiel imaginaire à travers ses dimensions anatomiques, physiologiques, symboliques et émotionnelles. Dans cet entretien, Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre partagent les enjeux de leur démarches artistiques et reviennent sur le processus de création de Cocœur.
Clémentine, Bastien, vous avez fondé La Grive et vous développez des projets ensemble depuis maintenant dix ans. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de votre binôme ?
Nous nous sommes rencontrés durant la formation professionnelle Coline à Istres en 2006. Nous venions plutôt de la pratique sportive tous les deux. C’est plus ou moins une blessure physique qui nous a mené l’un·e et l’autre aux pratiques artistiques et à la danse. En arrivant à Coline, nous avions avant tout en commun d’être assez peu expérimentés, très à la bourre techniquement, mais avec un véritable goût pour l’engagement physique et les matières un peu décalées. On s’est ensuite retrouvés des années plus tard, au Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie, en tant qu’interprètes. Durant cette période, nous avons vraiment beaucoup déconné et rigolé ensemble. Avec du recul, c’est un élément assez fondateur de La Grive. Dans tous nos projets, que ce soit Cépages dansants (2013), ABDOMEN (2019), Ferveur (2021) ou Le poids des médailles (2022), l’humour est présent. Du moins, on tente de l’injecter dans notre recherche… Cette légèreté est aussi un peu présente dans Cocœur, même si le caractère de cette pièce est dans son essence un peu plus dramatique que les précédentes. On ne peut pas s’empêcher d’aborder un sujet sans le regarder par le prisme de l’absurde, de l’autodérision, de la plaisanterie. L’être humain est tellement à côté de la plaque, de la réalité, que d’essayer de nous décaler par l’humour est probablement une façon de se sentir au plus proche de la vérité.
Votre précédent duo ABDOMEN explorait le muscle abdominal, le second Cocœur s’intéresse quant à lui au muscle cardiaque… Un fil rouge semble relier ces deux projets. Comment décririez-vous votre recherche artistique ?
Pour ABDOMEN, nous sommes partis des abdominaux pour générer du mouvement et ouvrir notre imagination. C’était au départ une blague qui a en quelque sorte mal tourné puisque fabriquer et répéter une danse aussi sollicitante n’avait au final rien de très marrant ! Même si nous sommes très satisfait du résultat, l’engagement physique est tel que nous ne sommes jamais bien tranquilles avant de monter sur scène. Et les années qui passent ne jouent pas en notre faveur ! Bien sûr et heureusement, ABDOMEN n’est pas juste un travail physique. Le sujet abdominal s’est ouvert sur le ventre plus largement. En pénétrant couche après couche dans les profondeurs du ventre, on s’approche du sensible, de l’intime, voire de l’origine au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la pièce. Pour Cocoeur, nous avons en quelque sorte réitéré ce même processus. Même si ça peut s’apparenter à un exercice de style, nous voyons plutôt cette «méthode» comme prétexte pour essayer de parler de l’individu, de nous, de l’humain, avec ses singularités, sa beauté, ses incohérences… Le sujet importe peu finalement. C’est également vrai pour nos autres projets d’ailleurs. Partir d’une thématique comme le sport, c’est toujours un prétexte pour aborder des sujets plus universels ou intimes. Par exemple, Le poids des médailles, même si son titre le laisse supposer, ne parle pas de victoire olympique mais bien de quête absolue de la première marche du podium, quel qu’il soit : les podiums sont partout dans nos vies. Notre création avec des amateurs Ferveur n’évoque pas juste les chants et chorégraphies de supporters Ultras, mais parle des phénomènes de groupe, de masses qui oscillent et virent en un claquement de doigt du meilleur vers le pire.
Pourriez-vous partager l’histoire de votre nouveau duo Cocœur ?
Même si nous l’avons abordé avec le même humour que nos précédents projets, cette pièce vient toucher à un endroit fragile qui nous concerne personnellement. Notre fille a une maladie génétique qui touche entre autres le cœur. Le «cœur» est entré malgré nous dans notre vie. Il a fini par prendre tellement de place qu’on a eu envie de le mettre sur scène. Pour mieux le regarder, nous observer, sans échappatoire. C’était certainement aussi pour nous une façon de faire se rencontrer l’aiguille et le ballon de baudruche.
Comment avez-vous engagé cette nouvelle recherche ?
Comme pour nos précédentes pièces, nous avons observé notre sujet sous toutes ses coutures, à la loupe, au microscope, et on l’a pressé jusqu’à ce qu’il passe aux aveux. Nous avons traversé le sujet dans ses dimensions anatomiques, physiologiques, symboliques et émotionnelles. Restait ensuite à mettre les informations dans l’ordre pour qu’émerge une dramaturgie. Ces multiples portes d’entrées ont permis d’avoir une magnifique surface de recherche pour imaginer l’histoire entre les deux personnages que nous incarnons au plateau. Le point de départ pour engager cette écriture a été une analogie absurde : «Plus je bats vite, plus je suis vivant, plus je bats fort, plus je suis présent». À partir de cette affirmation, ces deux personnages vont contrôler leur pouls et se débattrent pour exister le plus fort possible. Ils vont ensuite tenter d’accorder leurs rythmes cardiaques, exercice qui nécessite beaucoup de concentration et d’écoute. Les différentes situations que traversent nos deux personnages permettent d’aborder des questions universelles : Comment vivre avec l’autre ? Avec le temps de l’autre ? Quelles concessions dois-je faire ? Jusqu’où se perdre ? Les questions d’une vie ! On ne raconte pas la suite mais les choses se gâtent… Sans trop en dire, le pitch de la pièce se résume ainsi : il s’agit d’une histoire de vie, de mort et d’amour.
Pourriez-vous partager le processus de Cocœur ?
Nous avons commencé par faire une semaine de laboratoire très en amont pour tester les premières idées et s’assurer que l’on tenait notre sujet. Ensuite, comme toujours, c’est un mélange de joie, d’excitation, de peur, de stress. La jubilation des premières trouvailles, des premières improvisations, des pétards mouillés, des doutes. Nous sommes arrivés en studio comme toujours avec quelques convictions pour se rassurer mais le processus de recherche nous a bien sûr réservé quelques surprises. Lors des premiers jours de recherche, nous avons expérimenté à partir de nos propres textes desquels nous avons extrait des images, des situations, pour se lancer dans les premières improvisations. Parmi cette matière textuelle, voici quelques exemples : «Si je meurs, il ira je l’espère servir à quelqu’un d’autre», «J’aimerais tellement vous montrez comment je bats», «Je sais sauver», «Paraît-il que nous pouvons être déclaré cliniquement mort alors que le cœur vit, être conscient avec un corps mort, vivre dans un monde qui ne palpite plus». Ou encore des questions : «Qu’ai-je le temps de faire entre deux battements ?», «Que peut-on réanimer de soi ?», «Comment retranscrire à l’extérieur ce que veut dire mon cœur ?», etc. Nous savions dès le début que la dramaturgie de la pièce allait se construire chronologiquement, du superficiel vers le profond, du visible, mécanique et audible vers l’intime et l’indicible.
Cocœur, de et avec Bastien Lefèvre et Clémentine Maubon. Son Lucas Lelièvre. Lumières Jérôme Houles. Regards extérieurs Matthieu Coulon, Yannick Hugron, Mélanie Giffard, Jacques Gamblin, Mathilde Bonicel, Annabelle Rosenow, Ivan Le goff, Violette Gamblin. Costume Yolène Guais. Photo © Patrick André.
Cocœur est présenté le 14 mars au Festival Artdanthé.
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