Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 5 janvier 2015
Depuis une dizaine d’années, Catherine Baÿ revisite la figure de Blanche-Neige, symbole universel de l’enfance et de la consommation de masse. À travers des performances itinérantes, des vidéos et des projets collaboratifs, elle déploie une armée de clones en latex dans les rues, musées ou plages du monde entier. Son travail interroge les mécanismes de standardisation, les stratégies de résistance et la place du corps dans une société globalisée. À l’occasion de L’Anniversaire, présenté au Centre Pompidou dans le cadre du festival Hors Pistes, elle revient sur la genèse de ce projet devenu protéiforme et sur la manière dont Blanche-Neige continue de nous tendre un miroir critique.
Peux-tu retracer la genèse de ton projet Blanche-Neige ?
C’était il y a une dizaine d’années, je venais d’avoir ma fille. Je travaillais à l’époque sur la thématique des discours politiques, mais la personne avec qui je devais développer cette recherche m’a finalement laissé tomber… J’étais alors à Vézelay, dans la maison de Georges Bataille, et je m’étais imposé quatre heures par jour pour imaginer une nouvelle piste. C’est là qu’est née Blanche-Neige : un personnage arraché du conte pour devenir un produit de consommation, réduit à un pur objet marketing. Au départ, je n’avais pas de lien affectif fort avec elle, ce qui me laissait une grande liberté d’interprétation.
Comment as-tu abordé le travail autour de cette figure à la fois mythique et hypermédiatisée ?
Blanche-Neige est connue de tous, et ce qui m’intéressait, c’est sa double appartenance : d’un côté encore présente dans l’imaginaire enfantin, de l’autre devenue un pur symbole de la culture de masse. Le conte bascule vers un imaginaire consumériste, où l’achat remplace la transmission. J’ai alors écrit un livret, un monologue d’une Blanche-Neige devenue otage de sa propre image.
Comment t’est venue l’idée de ce costume si particulier, entre fétiche, poupée et sculpture vivante ?
C’est en observant un jour les petites figurines Polly Pocket, avec leurs corps rigides et leurs vêtements moulés, que l’idée du costume a commencé à émerger. J’ai alors proposé au designer Roel Stassart de s’inspirer de cet imaginaire plastique pour concevoir une tenue pour Blanche-Neige. Il a travaillé à partir de moulages grandeur nature et a créé des costumes en latex, totalement enveloppants, y compris pour la perruque, également en caoutchouc. Ce matériau confère au personnage une dimension presque artificielle, à la fois fétichisée et désincarnée. Il modifie la posture, contraint les gestes et produit un bruit particulier à chaque mouvement, comme un souffle ou un frottement, qui devient une signature sonore de la performance. À l’origine, j’avais pensé une chorégraphie structurée, presque académique, qui servait de base au projet. Mais très rapidement, cette structure s’est ouverte, donnant naissance à une forme performative mouvante, en constante réinvention selon les lieux, les contextes, les interprètes.
Ton parcours d’ethnologue semble se prolonger dans ton travail de chorégraphe et de plasticienne.
Oui, absolument. Ma démarche artistique s’inscrit souvent dans une logique de terrain. Chaque performance se construit in situ, avec les gens du lieu, en lien avec leur quotidien, leur mémoire collective, leur architecture. Il ne s’agit pas simplement de poser une figure sur un décor, mais de laisser émerger un écho, une tension entre le personnage et l’environnement. À Cuba par exemple, j’ai « échoué » des Blanche-Neige sur la Baie des Cochons. Le verbe était volontairement ambigu : échouer comme débarquer, mais aussi comme rater. Le pays s’ouvrait alors timidement à l’économie de marché, et cette performance venait questionner ce glissement, non pas avec des armes, mais par une présence étrange, presque absurde. Ce qui m’intéresse profondément, c’est d’explorer des formes alternatives d’occupation du territoire, d’interroger la visibilité, et les moyens d’infiltration douce de l’espace public ou symbolique.
Peux-tu nous dire comment le projet a évolué depuis sa création ?
Aujourd’hui, Blanche-Neige s’est largement mondialisée : près de 300 performeuses ont participé au fil des années, dans des contextes culturels, politiques et géographiques très variés. Ce n’est plus un simple personnage que je dirige, c’est devenu une figure mouvante portée par une communauté éparse. Chaque pays, chaque groupe apporte ses nuances, ses gestes, ses résistances, enrichissant cette armée de clones qui est à la fois uniforme dans l’apparence, et profondément singulière dans l’incarnation. Le projet fonctionne presque comme un réseau organique, qui vit, se transforme, parfois m’échappe. Et c’est justement cette perte de contrôle qui m’intéresse : voir comment une figure standardisée peut devenir un espace de projection, de variation, voire d’émancipation.
Ce n’est pas la première fois que des Blanche-Neige investit le Centre Pompidou. En 2010, tu y présentais Le Banquet de Blanche-Neige.
Oui, et c’est un retour chargé de sens. En 2010, j’y avais présenté Le Banquet de Blanche-Neige, une performance pensée comme un rituel collectif autour de la notion d’hospitalité : qui reçoit, qui est reçu, et comment cette dynamique peut se rejouer dans un espace public. Pendant une semaine entière, les Blanche-Neige accueillaient à leur tour d’autres artistes invités, dans une fête continue, sans début ni fin nette, presque en boucle. J’avais également sélectionné des vidéos d’œuvres historiques de performance issues de la collection du Centre, que j’ai mises en dialogue avec des créations plus contemporaines, notamment des jeunes artistes représentés par les Rencontres Internationales Paris/Berlin/Madrid. Ce Banquet était aussi un hommage à l’esprit d’ouverture du Forum, cet espace libre au rez-de-chaussée, où l’art peut se montrer sans billet, sans frontière sociale. J’ai voulu interroger la durée, l’usure, la répétition : comment une fête se maintient, s’épuise, et bascule doucement du rêve à quelque chose de plus étrange, plus inquiétant. Blanche-Neige devenait alors le vecteur de cette tension, oscillant entre conte et dérèglement, entre générosité et mécanisme. Cette ambiguïté, entre enchantement et malaise, reste au cœur de mon travail.
Tu présentes aujourd’hui L’Anniversaire, annoncé comme un dispositif transmédia. Peux-tu nous en parler ?
Oui, L’Anniversaire marque une nouvelle étape du projet, en explorant la dimension numérique et virale de Blanche-Neige. C’est une performance transmédia dans le sens où elle se déploie sur plusieurs supports, notamment les réseaux sociaux, qui deviennent ici des espaces de fiction, de circulation et d’appropriation. Tout part d’une simple question : « Who’s that girl? ». À partir de là, un appel est lancé en ligne, invitant chacun à se projeter dans l’image de Blanche-Neige, à l’interpréter, à la détourner. Internet devient alors un terrain d’émancipation, un lieu où le personnage échappe à ses codes figés, où le récit peut à nouveau être transmis, déformé, réinventé, comme dans la tradition orale. Ce qui m’intéresse, c’est cette liberté narrative, cette capacité du conte à se reconfigurer à l’infini selon les cultures, les humeurs, les contextes. Chacun devient co-auteur, et Blanche-Neige s’éloigne du produit formaté pour redevenir une figure en mouvement, insaisissable. C’est à la fois un geste de libération, et un questionnement très contemporain sur le droit d’auteur, la propriété des images, et le pouvoir de réappropriation collective. En un sens, ce projet m’échappe, et c’est ce lâcher-prise qui fait sa force.
Photo © Portrait trouvé sur l’île de La Réunion « Has been seeing at 13.03 today at 20km from Saint Pierre, Reunion Island ».
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