Photo OhRage

Calixto Neto, oh!rage

Par Wilson Le Personnic

Publié le 3 septembre 2018

D’origine brésilienne, Calixto Neto a fait ses armes au sein de la compagnie de Lia Rodrigues à Rio de Janeiro. Désormais installé en France, le danseur s’est notamment illustré dans les dernières pièces de la danoise Mette Ingvarsten et du brésilien Volmir Cordeiro. Avec oh!rage il signe sa première création, un solo charriant des problématiques décoloniales liées au rapports de domination de race, déconstruisant l’image de l’homme noir et questionnant ses représentations dans un contexte occidental.

À l’occasion d’une tournée en France avec la chorégraphe Lia Rodrigues, Calixto découvre Montpellier et candidate au Master Exerce proposé par le Centre Chorégraphique National dirigé à l’époque par Mathilde Monnier. Il confie d’ailleurs avoir choisi cette formation quelque peu arbitrairement : « Il faisait beaucoup trop froid à Angers » (en référence à l’autre “grande formation chorégraphique française”, celle du CNDC dirigé à l’époque par Emmanuel Huynh). Les deux années passées à Montpellier lui ont permi de se familiariser avec le contexte de diffusion chorégraphique français, qui a de suite soulevé chez lui une multitude de questions : « J’ai passé deux ans dans une institution qui partage chaque année son bâtiment avec un grand festival de danse, qui accueille de nombreux artistes, insistant sur la grande dynamique des circulations mais je me suis souvent demandé : où sont les artistes noirs ? Dans le milieu de la danse, je peux les compter sur les doigts d’une main. »

« Où sont les artistes noirs ? »

Si cette question a tout de suite résonné dans le contexte français, européen, elle avait déjà germé au Brésil, devant la sous-représentation, l’invisibilisation et la catégorisation des artistes noirs dans les programmations des lieux dédiés à la diffusion artistique. « C’est vrai qu’en arrivant en Europe, j’avais déjà fantasmé cette idée. » déclare le chorégraphe. Mais ce voyage, ce déplacement d’un continent à un autre a indéniablement fait surgir des spectres du passé et du présent colonial de nos institutions et a souligné l’étrangeté de l’artiste noir dans le pâle paysage chorégraphique hexagonal. « Lorsque je suis arrivé en France, tout semblait me rappeler que je n’étais pas d’ici, tout insistait sur ma qualité d’étranger, ma race, et en particulier mon métier : danseur. »

Ces assignations ont tout de suite profondément marqué sa recherche. « Lorsque j’ai commencé à penser mon propre travail, j’étais occupé par ces questions de représentation. C’est tellement fondamental chez moi que je ne crois pas pouvoir aborder d’autres questions dans mes créations. Avec ce solo, j’avais envie de rendre visible ces gens qui ne sont absents du circuit de la danse contemporaine. » Le chorégraphe réunit alors un groupe de travail (composé d’Ana Pi, Bambam Frost, Orun Santana, Tidiani N’diaye, Ghyslaine Gau, etc.) qui, à l’occasion de temps de recherches aménagés entre la France et le Brésil, ont établi différents cadres théoriques explorant une multitude de terrains politiques, sociaux ou esthétiques pour déployer les enjeux de la marginalisation des minorités dans le paysage artistique institutionnel reconnu.

Dans les entrelacs d’un réseau culturel marginalisé

Avec pour désir premier de rester baigné de la matière créative produite par des artistes noirs, Calixto Neto déploie une recherche ayant pour but l’exploration de différents sources et champs disciplinaires, autant dans les livres que sur internet, autant dans un contexte érudit que dans un réseau plus rirnaculaire, notamment au sein de communautés virtuelles : « Internet permet la circulation d’idées et d’informations et beaucoup de gens sont, à l’heure qu’il est, en train de produire des réflexions poussées autour de ces questions. Le simple hashtag “afropunk” sur Instagram, rassemble une multitude de personnes, aux quatre coins du monde, qui célèbrent notre rapport à la culture noire ». Sans instaurer une quelconque hiérarchie entre ses entrées dans les champs d’exploration, le chorégraphe convoque ainsi des références cosmopolites : « Dans des bibliographies de sciences humaines, à l’université, dans des vidéos sur Youtube, sur des blogs personnels, trouvés au hasard sur la toile… Il s’agit de rester au coeur de ce que les artistes noirs produisent, à propos de leurs conditions, leur estime de soi, l’image qu’ils ont dans les sociétés, leurs vies quotidiennes, qui sont les bases mêmes des structures macro-politiques qui agissent sur nous et se reproduisent constamment.”

A partir de cet étoilement de références, flottant dans ce qu’il nomme un “nuage noir”, les connexions se tissent. Trois zones sont alors délimité dans cette nébuleuse. Une zone sombre abrite toutes les histoires et les images qui sont difficiles à regarder et à entendre, tant elles sont violentes, mais qui façonnent les rapports de dominations et les revendications politiques liées à l’idée de Blackness. La zone flamboyante regroupe les joies et les liesses, les images de chaleur et de célébration alors que la zone de paresse, enracinée dans Les Damnées de la Terre de Frantz Fanon, induit un rythme végétal d’action et d’évolution, qui a bercé le chorégraphe pendant tout le temps de recherche et de création.

Faire frissonner les fantômes

Oh!rage est un solo qui appelle à la communauté, en insistant sur l’importance de l’être ensemble. Le chorégraphe y convoque les multiples références glanées pendant les temps de recherche, sans pour autant assommer le spectateur sous les notes de bas de page. Les matériaux chorégraphiques sont composites, syncrétiques, mêlant les ambiances sonores et les vocabulaires gestuels, assumant sa part documentaire à travers notamment les réemplois de matières issues du mouvement Afropunk, des études post-coloniales, des black studies, de la pensée critique brésilienne par rapport à son passé colonial, d’activistes et de théoriciens, de sociologues, philosophes, ethnologues, ou anthropologues (tels que Jota Mombaça, Achille Mbembe, Frantz Fanon, Alain Mabanckou, Djamila Ribeiro, Aimé Césaire, Grada Kilomba, Roberto DaMatta…) et un syncrétisme chorégraphique employant de multiples danses nées dans des contextes précaires, (telles que le Maracatu, le Frevo, le Cavalo-Marinho, le Voguing, le Funk, le Gwara Gwara, le Krump, le Twerk, le Lindy-Hop) comme un grand carnaval de mouvements, un intense charivari gestuel incarné dans un seul et même corps.

Calixto Neto compare sa pratique de la recherche à une pratique cannibale : « Ce sont des choses que j’avale, c’est comme de l’anthropophagie. » Toutes ces danses, ces attitudes, ces qualités de mouvement que le chorégraphe appelle « des petites cellules d’incarnation » ressurgissent à travers son propre corps : « Il s’agit d’une chasse au geste, d’habiller mon corps avec ces gestes. » Les « danses périphériques » possèdent en elle une force de résistance, et affluent pour nourrir un geste et façonner un corps possédant sa propre puissance d’agir, desserrant les liens imposés habituellement à l’individu par de multiples structures de domination. Si le corps se fait ainsi le filtre de tous ces matériaux, les digère pour en tirer de nouvelles formes hybrides, une tentative d’émancipation s’active indéniablement, à travers laquelle le chorégraphe parvient à faire frissonner les fantômes hantant encore de nos jours de nombreuses communautés à travers le monde.

oh!rage, vu au Centre national de la danse à Pantin. Chorégraphie et interprétation Calixto Neto
. Lumières Eduardo Abdala. Création sonore Charlotte Boisselier. Regards extérieurs Carolina Campos, Isabela Fernandes Santana, Marcelo Sena. Photo © Calixto Neto.

oh!rage, le 28 septembre au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine / Les Plateaux de la Briqueterie