Photo BryanCampbell SQUAREDANCE©Giannina Urmeneta Ottiker

Bryan Campbell, Square Dance

Par Wilson Le Personnic

Publié le 20 mai 2019

Quatuor exalté et débridé, la nouvelle création de Bryan Campbell s’inspire de la square dance américaine en l’interrogeant à l’aune de la culture clubbing. En hybridant ces deux pratiques sociales a priori dissonantes, et les deux communautés qu’elles impliquent, Square Dance révèle l’achoppement de leurs idéologies et caractéristiques. Entre une géométrie normative et l’exaltation d’un corps décomplexé, le chorégraphe fait émerger un tissu complexe de désirs, de plaisirs et d’émancipation.

Carré de moquette jaune, lumière chaude et rasante : le plateau ressemble plus volontiers à l’espace domestique d’une chambre à coucher qu’à un night-club. Entourés par une rangée de spectateurs, les quatre interprètes activent une série de gestes et de déplacements à la fois désinvoltes et déterminés, conduits par une écriture lascive et géométrique, au rythme d’une playlist pop et dansante (Dita Von Teese, Scissor Sisters, Princess Nokia…) évoquant une potentielle soirée entre amis. Les séquences s’enchaînent à un rythme soutenu, ponctuées par des actions rompant soudain avec le rationnel, tissant un complexe réseau de signifiants obscurs : un fist inopiné dans la bouche entre deux interprètes, de grands couteaux de boucher fièrement brandis, ou encore de mystérieux rituels rassemblant pots de café en poudre, seringues, médicaments, cannettes de bière et gros cristaux manipulés comme de petits totems psychostimulants et ésotériques.

Une architecture sociale

Dans son précédent projet Marvelous, conférence autour d’une édition papier originale reprenant la maquette et le contenu d’un magazine de mode, Bryan Campbell produisait une réflexion et une analyse aussi bien esthétique que poétique sur les mises en scène économique et spectaculaire des corps par notre société contemporaine. Si ces recherches prennent chacune une forme radicalement différente, elles mettent toutes deux en critique la culture populaire et ses codes, dans lesquels l’image du corps tient une place centrale : « Ces deux projets expriment une certaine fascination pour des pratiques qui ont une sorte d’ambiguïté, de séduction, de plaisir et de danger… » Là où Marvelous analysait et exposait la production de la culture visuelle, Square Dance s’empare des manifestations qui se développent et s’articulent autour de deux cultures particulières, ritualisées et signifiantes, à travers leur mise en pratique.

Né et élevé dans le Connecticut, Bryan Campbell a appris la square dance à l’école, comme des millions de jeunes Américains : « De nombreux états l’ont aujourd’hui déclarée comme “danse traditionnelle officielle” et elle est enseignée pendant les cours de gym ou de musique. C’est assez problématique lorsque nous connaissons les origines controversées de cette large diffusion. Au début du vingtième siècle, elle fut promue par des groupes racistes pour contrecarrer la richesse des danses traditionnelles juives et afro-américaines, la popularité du jazz étant vue comme l’œuvre d’un complot juif. Ils souhaitaient forger et promouvoir une “vraie” culture américaine, remplacer ce qui était par ailleurs en train de s’installer et fabriquer un patrimoine purement américain. Je n’invente rien si je dis que l’histoire de la culture américaine est en lien avec l’idée de suprématie blanche… »

Si les microcosmes de la square dance et du clubbing peuvent a priori sembler aux antipodes l’un de l’autre, ils sont pourtant, pour le chorégraphe, traversés par les mêmes affects : « La square dance peut être lue comme un portrait des valeurs propres à la société traditionnelle et hétéronormée : on y évolue en couple, les interactions y sont plutôt rigides, les gestes et le comportement y sont codifiés, etc. Mais on peut facilement télescoper ce genre de processus à l’expérience du clubbing. Les formes qui s’y dessinent passent aussi par la formation et la dissolution de couples, de solitudes. C’est une géométrie plus franche, mais avec les mêmes circulations érotiques, la même poursuite d’un certain désir… »

Une pratique de l’autodétermination

Impossible de ne pas constater actuellement un véritable intérêt pour les cultures clubbing et techno de la part des chorégraphes : Michele Rizzo (Higher en 2015), Christian Rizzo (Le Syndrome Ian en 2016), Gisèle Vienne (Crowd en 2017), Katerina Andreou (BSTRD en 2018), Alban Richard (Fix Me en 2018)… et la liste continue de s’allonger. La culture du clubbing anime réflexions et nouvelles pratiques chorégraphiques, chacun venant réinvestir à sa façon cette culture, son histoire et ses codes. Bryan Campbell envisage la pratique festive comme un symptôme générationnel : « Chaque artiste a une histoire différente avec le clubbing, certains ont vécu l’émergence de la culture club, ou le début de la musique house, sont allés dans les premières raves… ce sont de véritables expériences de jeunesse qui ont formé leur manière de vivre la danse et la musique… ce n’est pas étonnant aujourd’hui de les voir réinterroger des choses qu’ils ont vécues plus jeunes. »

Considéré comme un espace de liberté, les soirées clubbing permettent un certain lâcher-prise exutoire : « Il y a un vrai potentiel d’émancipation, de prise de plaisir, d’un plaisir de communauté pour des personnes marginalisées, des moments de détente, de folie, de débauche… ça peut être très épanouissant spirituellement. » Comme une alternative à sa pratique de danseur, le chorégraphe confie avoir le sentiment de s’être beaucoup plus formé dans les boîtes de nuit que dans les cours de danse : « J’ai traversé des moments où je dansais plus souvent dans des boîtes de nuit que dans des studios ou que sur des plateaux. Ce sont des moments qui m’ont beaucoup informé sur mon corps. Ils sont aujourd’hui dans ma chair, dans ma mémoire et sont présents lorsque je danse. Même lorsque je danse pour Loïc Touzé (Bryan Campbell est interprète dans plusieurs pièces de Touzé depuis 2013) je fais appel à des situations ou des souvenirs de club, pour retrouver quelque chose d’une certaine liberté. »

Si les clubs sont nés dans les années 60, ces espaces de liberté semblent aujourd’hui répondre à de nouveaux besoins, notamment comme palliatif face au digital, à la dématérialisation des relations : « J’ai la conviction que les clubs sont un moyen parmi d’autres de se retrouver dans une expérience dans la réalité, que ces endroits sont particulièrement riches dans cette articulation entre réel et virtuel. On y transpire, on y prend des psychotropes pour vivre des expériences intenses avec des inconnus. » Mais par-dessus tout, Bryan Campbell envisage le club, la boîte de nuit, la fête, comme un espace où peuvent réémerger des pratiques communautaires : « Personnellement, j’ai ressenti une certaine urgence et importance dans le clubbing, notamment comme un moyen de libération, pour retrouver une sensation de communauté queer. J’avais perdu ce sentiment, par des traumatismes liés à des expériences de rejet dans ma vie quotidienne, notamment à cause de certaines formes d’homophobie ordinaire. Ces lieux de rassemblement, de clubbing, de rencontre, de lâcher-prise, sont à mes yeux quelque chose de nécessaire. »

Vu au Gymnase CDCN, dans le cadre du festival Le Grand Bain. Photo © Giannina Urmeneta Ottiker.

Le 24 et 25 juin au Centre national de la danse à Pantin / Camping.