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Portraits d’été : Betty Tchomanga

Publié le 30 juillet 2021

Entre congés estivaux pour les un·es et marathons culturels pour les autres, l’été reste un moment privilégié pour dresser le bilan d’une saison riche en bouleversements. À l’occasion de cette cinquième édition des « Portraits d’été » il nous semblait nécessaire de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi la crise sanitaire et ses conséquences de plein fouet. Ces entretiens offrent un espace pour réfléchir à l’évolution des politiques publiques dans le spectacle vivant et à la manière dont la crise a pu, pour certain·es, réorienter ou questionner leur démarche artistique. Cette semaine, rencontre avec Betty Tchomanga.

Betty, depuis plus d’un an, le secteur du spectacle vivant est bouleversé par la crise sanitaire. En tant qu’artiste, comment tu as vécu cette période ?

Je suis passée par plusieurs phases. Le premier confinement a été un véritable choc : l’arrêt brutal de tout, un changement de rythme radical. À ce moment-là, je n’arrivais pas à créer ni même à penser à autre chose qu’à l’épidémie, aux chiffres, aux mort·e·s. Pour apaiser mon esprit, je me suis tournée vers des choses simples et physiques : jardiner, jouer avec ma fille, faire du yoga, cuisiner. Comme beaucoup de personnes « privilégiées », j’étais dans une maison avec un jardin, loin de la ville, et je dois dire que cette pause m’a fait du bien. C’était un break forcé dans un rythme de travail très soutenu. Puis est venu l’été, l’automne, et tout s’est ré-emballé très vite : un retour intense à l’activité, presque violent. Cette sensation de vide suivi d’un trop-plein, je l’ai retrouvée aussi quand les théâtres ont rouvert leurs portes. J’ai pris conscience de ma position : celle d’une artiste française, intermittente, inscrite dans des réseaux institutionnels. Et j’ai mesuré à quel point cette crise a touché différemment mes collègues ailleurs, au Portugal, en Amérique latine, et même ici, selon les métiers. Il y a eu du surmenage pour certain·e·s, alors que d’autres n’avaient plus aucun travail. Moi, après le premier confinement, je n’ai jamais été à l’arrêt total. J’ai continué à travailler en résidence, à faire des rendez-vous, et parfois à jouer devant des professionnel·le·s. Mais je ressentais de plus en plus un malaise face à la fermeture des lieux culturels. Peut-on vraiment hiérarchiser ce qui est « nécessaire » ou non de cette façon ?

Est-ce que cette période a changé ta manière de réfléchir ton travail ?

Très probablement, même si je ne crois pas avoir assez de recul pour tout nommer clairement. Je suis persuadée qu’on ne crée jamais en dehors d’un contexte. On est traversé·e·s, consciemment ou non, par ce qu’on vit, par les lieux, les rencontres, l’époque. Et cette pandémie, elle est entrée dans nos corps, dans nos gestes, dans nos habitudes, déjà en seulement un an. Mes réflexions ne se limitent pas à mon travail d’artiste chorégraphique, elles touchent à une échelle plus vaste. Je me pose des questions fondamentales que beaucoup appellent aujourd’hui celles du « système Terre » : Qu’est-ce qu’on produit ? Pour qui ? Avec quels moyens ? Comment ? Pourquoi ? Et en parallèle, je poursuis mes recherches autour de Mami Wata, la sirène, qui me conduit vers les pratiques vaudou, les croyances en mouvement, les imaginaires en migration. Ce travail, commencé avant le Covid, résonne aujourd’hui autrement. Il prend racine dans ce que la crise révèle, et me pousse à interroger toujours plus les liens entre mythes, corps, histoires et pouvoirs.

Ta dernière création, Mascarades, n’a pas pu tourner comme prévu. Comment tu vis ces annulations et cette absence de rencontre avec le public ?

Oui, la tournée de Mascarades a été interrompue juste après les premières dates en mars 2020. Heureusement, la pièce a pu naître avant le premier confinement. C’était un soulagement. Ensuite, on a avancé au rythme chaotique de la crise : quelques dates à l’automne, d’autres après la réouverture des théâtres en mai. Entre ces moments, on a cherché comment garder la pièce vivante. Une version filmée a été réalisée grâce au Festival Parallèle à Marseille, ce qui a permis une autre forme de diffusion, et de nouvelles rencontres. Des gens ont vu la pièce en ligne alors qu’ils n’auraient jamais pu venir la voir en salle, pour des raisons géographiques ou sociales. Et ça a ouvert des discussions, des échanges épistolaires, inattendus. En revanche, jouer uniquement pour des professionnel·le·s a soulevé chez moi de fortes questions de sens. À qui parle-t-on ? Pour qui crée-t-on ? Une programmatrice m’a confié qu’il lui manquait un « morceau » de la pièce sans un public « réel ». Et je trouve ça très juste. Une œuvre a besoin de regards divers, d’émotions croisées. Sinon, le théâtre devient un lieu refermé sur lui-même. Il doit rester un espace de circulation, de confrontation, de pensée partagée.

Comment tous ces reports ont-ils transformé ton quotidien de travail ?

Mon rythme a changé, mon rapport au temps aussi. Moins de déplacements, plus de temps en studio, en recherche. Après le premier confinement, le désir de créer est revenu, sous des formes diverses : un film, des diffusions en streaming, des pièces devant des pros, beaucoup de visios… Ce n’était pas toujours satisfaisant, mais ça m’a permis d’expérimenter. Et curieusement, ce n’est pas l’aspect économique qui m’a le plus fragilisée. Grâce aux aides, l’association Lola Gatt et moi-même avons tenu. Ce qui me frappe, c’est l’aggravation des inégalités : les structures déjà solides ont été soutenues, les plus précaires encore fragilisées. Alors qu’on nous dit depuis des années qu’il n’y a « plus d’argent pour la culture », tout à coup, il y en avait. Et ça m’interpelle. Si l’argent est là, à quoi sert-il ? Au service de qui ? Comment mieux le redistribuer ? Pour moi, ça implique de repenser nos choix de collaboration, les lieux où on joue, les structures avec lesquelles on travaille, et comment on partage les ressources.

Le secteur du spectacle vivant semble à la fois réveillé et épuisé. Tu crois qu’un changement réel est possible ?

Je ressens une contradiction. D’un côté, le mouvement d’occupation des théâtres a été fort, mobilisateur, inspirant.Et le report de la réforme de l’assurance-chômage est une vraie victoire. Beaucoup de gens veulent changer les pratiques : dans les relations humaines, dans le rapport à l’environnement, dans notre façon de produire. Mais en même temps, j’observe un retour à la frénésie, à peine la reprise lancée. Comme si rien ne s’était passé. Et moi aussi, je suis happée par cette spirale. Je retrouve avec joie les communautés éphémères du spectacle vivant, mais je me demande : est-ce qu’on est en train de retomber dans les mêmes travers ? Pour que le changement soit réel, on a besoin de temps, de dialogue, de confrontation. Changer, c’est aussi accepter de ralentir. De repenser nos enjeux écologiques, sociaux, raciaux. Et ça, on ne peut le faire qu’ensemble.

On est en juillet 2021. Comment tu vois les mois à venir ?

Je suis actuellement en résidence à Cotonou, au Bénin. Ce déplacement a été repoussé deux fois, et encore cette fois, j’ai failli ne pas partir. Voyager aujourd’hui demande de la souplesse, de la persévérance, une vraie capacité à se transformer. Et surtout, ça pose la question du sens : pourquoi ce voyage ? En quoi est-il nécessaire ? Ces questions n’étaient pas aussi présentes pour moi avant. Aujourd’hui, je pense que voyager peut aussi être une manière de redistribuer autrement les ressources, de repenser les échanges. Il ne s’agit pas de tout arrêter, ni de classer ce qui est « essentiel » ou non. Mais de retrouver une forme de lucidité dans nos pratiques. Ce contexte nous donne l’opportunité de sortir d’un mode de consommation automatique, et de remettre au cœur de nos choix la question de la nécessité.

Photo Farah Mirzayeva