Photo ©Wonge Bergmann

Belgian Rules / Belgium Rules, Jan Fabre

Par Yannick Bezin

Publié le 26 février 2018

Au fils des ans, par une esthétique singulière et une écriture scénique qui ne craint pas la provocation, Jan Fabre, est devenu l’artiste belge le plus connu de la scène internationale. Ses créations, quelles soient destinées au théâtre ou qu’elles occupent les salles des institutions muséales les plus officielles d’Europe (le Louvre, le Palais Royal de Bruxelles…) semblent toujours avoir comporté un je-ne-sais-quoi de belge, être typiquement flamandes, sans qu’il soit possible d’en cerner précisément le concept, d’en expliciter la définition. Avec Belgian Rules / Belgium Rules, Jan Fabre tente de dresser un portrait de sa propre patrie mais aussi peut-être, par là-même, d’engager un mouvement introspectif le conduisant à examiner les racines profondes non seulement de son esthétique mais aussi, plus globalement, de son discours et de sa position. L’exercice semble a priori délicat et ce à plus d’un titre. Dans quelle mesure les moyens offerts par la scène permettent-ils de dresser le portrait d’un pays, voire d’une nation  ? Le risque n’est-il pas celui du spectacle folklorique, voire régionaliste, avec tout ce qu’il véhicule esthétiquement et idéologiquement  ? L’idée même d’un tel projet n’appartient-elle pas au passé  ?

La diversité des moyens mis en œuvre par Jan Fabre et la cohérence du propos qui se développe permettent de relever cette gageure. Le plasticien anversois s’est entouré pour cela de l’auteur gantois Johan de Boose, ainsi que de deux musiciens  : Raymond van het Groenewoud et Andrew James van Ostade (qui se révèle également un formidable performeur dans ce projet).

L’ampleur du spectacle n’est pas proportionnelle à la taille de ce petit pays qu’est la Belgique mais plutôt à l’aune de sa complexité (voire de ses complexes) et de ses contrastes (voire de ses contradictions). Il faut donc 3h45 à Jan Fabre pour proposer un parcours dans l’histoire et la géographie de la Belgique. Tout en se voulant générale, cette histoire se révèle très personnelle et la géographie tracée est principalement visuelle et affective. À défaut d’un drame dont on suivrait le déroulement, le spectacle est structuré comme un livre d’histoire, en différents chapitres parcourant le passé de la Belgique de ses origines mythiques à l’époque moderne. Mais c’est en artiste que Jan Fabre envisage cette histoire et chaque chapitre s’articule autour d’un célèbre peintre belge ou flamand de Van Eyck à Magritte en passant par Brueghel, Rubens, Rops, Khnopff, Ensor et Delvaux. Les tableaux plus ou moins anciens de ces artistes belges (ou flamants), mondialement connus, sont l’occasion d’un regard tant sur les traditions que sur la mentalité belges, les particularismes sociologiques mais aussi le présent de la Belgique. Ainsi l’iconique couple des époux Arnolfini de Van Eyck, sorti d’une armoire, expose son projet architectural de «  coterie  » et de «  fermette  », bâtiments dont la fonction révèle un certain idéal social  : la colombophilie pour le premier (passion belge s’il en est!) et la nostalgie de la campagne pour la seconde. De même, reprenant La Petite Pelisse de Rubens et mêlant Eros et Thanatos, les performeuses se présentent nues sous leurs fourrures mais toutes équipées de lourdes armes à feu qu’elles braquent sur le public en rappelant que le plus grand exportateur d’armes légères militaires en Europe est une entreprise belge. Cet exemple illustre bien l’ambivalence du propos de Jan Fabre sur la Belgique. Tout en déclarant de façon évidente son d’amour pour sa patrie, l’artiste n’en est pas moins un témoin vigilant de ses petitesses ou des zones d’ombres de son passé. Patriote, il ne tombe néanmoins jamais dans le nationalisme. Ainsi la fin de représentation enchaîne la particularité des provinces belges (symbolisées ici par leurs drapeaux) à l’uniformité du drapeau blanc des colombes de la paix.

Entrant sur le plateau pendant l’installation des spectateur, un personnage, seul en scène, ouvre la représentation. Relevant explicitement de la caricature, buvant et s’aspergeant de bière, Andrew van Ostade expose la naissance de la Belgique… en anglais. Tout le spectacle mêle en effet constamment quatre langues  : le français, le néerlandais, l’allemand et l’anglais. Ce choix reflète bien sûr la situation linguistique éclatée de la Belgique mais aussi le choix d’une exterritorialité de ce projet dans son ensemble. C’est en effet un groupe d’artistes internationaux qui jettent un regard sur la Belgique. Les performeurs s’expriment de façon privilégiée dans leurs idiomes maternels, mais les langues circulent aussi parfois de l’un à l’autre, donnant ainsi sens à l’une des belgian rules énoncées sur le plateau en fin de spectacle : « on a le droit de croire en l’Europe ».

Quatre formes récurrentes structures le spectacle  : les pigeons (personnages le plus souvent muets et victimes), les monologues des hérissons (symboles de la Belgique) déterminant à chaque fois une conception du théâtre (presque une poétique), l’énoncé des règles (les belgian rules : «Il est interdit», «Il est obligatoire», «Il est possible») et les groupes folkloriques (cinq sont ici mobilisés dont les fameux Gilles de Binche).

Fidèle à lui-même, cette création de Jan Fabre relève véritablement du spectaculaire par la diversité et la puissance des effets produits sur le plateau et qui ne se limitent pas à des effets visuels. L’abondance de la bière mobilisée par les performeurs fait régner dans la salle un parfum de houblon. La brumisation récurrente du plateau, associée à de violents coups de vent suscite des sensations thermiques. De même, le plasticien belge mobilise une grande diversité de genres  et des registres : du clown à la pantomime, de la danse folklorique aux cours collectif de gymnastique, de la farce au drame historique, etc. La cohérence de l’ensemble étant assurée par l’humour, lui aussi d’origines et de registres très divers. Les quinze membres de la compagnie Troubleyn / Jan Fabre font preuve d’une énergie admirable, dans cette création qui relève d’une véritable performance, quasi sportive, exhibant la fatigue, voire l’épuisement des artistes sur scène.

Jan Fabre se révèle dans cette production étonnement optimiste, non seulement pour son propre pays mais aussi peut-être au-delà de ses frontières, pour l’Europe. L’ordre des règles allant de ce qui est interdit à ce qui est possible et les drapeaux blancs uniformément agités dans le silence par les colombes de la paix délivrent un message clair et sans cynisme. Et si la démesure du titre (Belgian rules / Belgium rules qu’on pourrait traduire par : Les règles belges / La Belgique règne), dans sa provocation ironique, ô combien belge !, n’en était pas une ? Ce petit bout d’Europe, qui en fut un des centres, ne peut-il effet en constituer aujourd’hui encore une possibilité ?

Vu à la La rose des Vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq. Concept, mise en scène Jan Fabre. Texte Johan de Boose. Musique : Raymond van het Groenewoud et Andrew Van Ostade. Costumes Kasia Mielczarek et Jonne Sikkema. Avec : Annabelle Chambon, Cédric Charron, Tabitha Cholet, Anny Czupper, Conor Thomas Doherty, Stella Höttler, Ivana Jozic, Gustav Koenigs, Mariateresa Notarangelo, Çigdem Polat, Annabel Reid, Merel Severs, Ursel Tilk, Kasper Vandenberghe et Andrew James Van Ostade. Photo © Wonge Bergmann.