Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 14 septembre 2020
Avec WEG, Ayelen Parolin signe une œuvre foisonnante et imprévisible, portée par neuf interprètes et un piano déchaîné. En rupture avec ses précédentes créations, cette pièce chorégraphique mêle chaos joyeux, souvenirs intimes, rythmes dissonants et lois de la physique. Nourrie par la théorie du chaos et une quête de liberté assumée, la chorégraphe argentine explore les tensions entre individualité et collectif, rigueur et fantaisie, abstraction et burlesque. Une plongée organique dans l’instabilité, où le désordre devient une forme de poésie.
WEG semble marquer un virage dans ton travail. Peux-tu revenir sur la genèse de ce projet ?
WEG marque effectivement un tournant assumé dans mon travail, tant sur le plan du processus que du résultat. Avant de me lancer dans cette création, plusieurs signes m’ont indiqué la nécessité d’un renouveau, une sorte de retour à l’origine, à quelque chose de plus primal. Pour préparer cette mue, j’ai organisé une série de laboratoires, pensés comme des espaces de recherche horizontaux et solidaires, où se retrouvaient des artistes de disciplines très variées. Ces moments, en dehors de toute logique de production, m’ont permis de me recentrer, de questionner mes propres mécanismes de création. J’ai compris que j’avais besoin de revenir à une forme de spontanité, de me reconnecter à une part sensible, intime, d’ouvrir la porte à mes rêveries et à mes délires. Je voulais construire un monde autonome, régi par ses propres lois, à l’image des univers enfantins : désintéressés, débordants, désarmants.
Tu travailles pour la première fois avec un groupe aussi large. Ils sont neuf sur scène. Quels étaient les enjeux de cette configuration collective ?
L’enjeu principal était de penser une structure à partir d’un chaos, de créer une composition à travers toutes ces individualités. Je suis partie du postulat que l’humain est un être social, certes, mais que cette sociabilité est chargée de contradictions, de tensions, de pulsions à la fois irrationnelles et profondes. Je voulais interroger la dynamique du groupe, sans chercher à uniformiser ou à créer de l’harmonie au sens classique. Qu’est-ce que faire groupe ? Est-ce que partager un espace, un temps, suffit à créer du commun ? Comment naît le lien ? J’ai voulu créer un territoire mouvant, une géographie sensible peuplée de présences singulières, parfois dissonantes, mais toujours interconnectées.
Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique avec les interprètes ?
Le processus a été à la fois fluide et intense. On a tout de suite trouvé une qualité d’écoute, une complicité. On est partis de chansons que chacun écoutait dans l’enfance ou l’adolescence, des morceaux qu’on garde en nous même si on les assume difficilement. Chacun a chanté, puis créé une courte séquence de mouvements inspirée de ces airs. On a ensuite enrichi ce matériau avec d’autres musiques, venues d’autres horizons, pour créer une mosaïque. Ce que je cherchais, c’était un collage libre, non hiérarchisé, un flux d’images et de gestes éclaté. J’ai pris le temps d’observer chacun, d’écouter leurs propositions, de construire à partir d’eux. Ce fut un travail de découverte réciproque, de construction à rebours : à mesure que je les comprenais, la pièce se dessinait. Il y avait quelque chose de très jubilatoire à se perdre dans cette complexité, à accepter le fragment, la contradiction, le multiple.
Tu présentes WEG comme une recherche autour de l’abstraction, inspirée par une curiosité profonde pour la théorie du chaos. Comment ces concepts ont-ils nourri la chorégraphie ?
Avant même le début des répétitions, j’ai rencontré le physicien Pierre C. Dauby, qui m’a permis de me plonger dans la théorie du chaos, les dynamiques non linéaires, les systèmes sensibles. Ce que j’en ai retenu, ce sont les relations invisibles, les formes imprévisibles, les motifs répétitifs jamais tout à fait identiques. J’ai imaginé des chemins, des croisements, des trajectoires personnelles qui se rencontrent, s’esquivent, se contaminent. Comme un paysage vivant, à la fois chaotique et cohérent. Le titre, « WEG », veut dire « chemin » en néerlandais : il traduit ce va-et-vient permanent entre errance et structuration. J’ai voulu créer un réseau d’énergies, de micro-systèmes qui coexistent, parfois s’entrechoquent, mais qui ne cessent jamais de chercher un point d’équilibre.
Ce n’est pas la première fois que tu collabores avec la pianiste Lea Petra. Comment avez-vous pensé ensemble la place de la musique dans la pièce ?
Cette nouvelle collaboration avec Lea Petra a poussé encore plus loin ce que nous avions exploré ensemble jusqu’ici. Dans WEG, elle est vraiment une performeuse à part entière. Son piano est « préparé » : elle y insère des objets, joue avec des tuyaux, des CD, elle produit des sons inattendus. C’est un piano qui s’autodétruit et se reconstruit à chaque instant. On a travaillé séparément, puis on a confronté nos matières : sa musique, mes partitions chorégraphiques. Cela produit une tension, un espace désaccordé, volontairement. On est dans un jeu d’équilibre instable, de frictions, et c’est de cette fréquence-là que naît l’harmonie du spectacle. Je vois les interprètes comme des instruments eux aussi, et Lea en serait à la fois le chef d’orchestre et l’instrument à dérègler.
La pièce semble empreinte d’humour, de joie, de fantaisie. Ce décalage était-il délibéré dès le départ ?
Oui, totalement. J’avais besoin de retrouver cette dimension ludique, cette insouciance presque enfantine. C’était une façon pour moi de revenir à mes premières pièces, plus brutes, plus absurdes. Il y a dans WEG quelque chose de carnavalesque, d’outrancier, de grotesque, que j’assume pleinement. Je voulais oser l’exagération, le ridicule, la démesure. Il y a un vrai plaisir à désacraliser, à sortir de la solennité, à revendiquer une forme de liberté joyeuse. C’est politique, en un sens : affirmer le droit à la dérision, à la fragilité, à l’étrangeté. Je voulais ouvrir un espace de jeu total.
Tu avais mentionné avoir suivi un stage chamanique dans un précédent entretien. Est-ce que cette expérience influence encore aujourd’hui ta manière de créer ?
Oui, ces stages m’ont laissé une empreinte durable. Ce que j’en retiens, ce n’est pas tant la spiritualité que la méthode : la rigueur, la simplicité, l’écoute, la précision dans l’intention. Cela me pousse à toujours travailler sur la justesse, l’état de présence, l’ouverture à l’inconnu. Nietzsche posait cette question dans Humain, trop humain : « comment quelque chose peut-il naître de son contraire ? » Cette idée m’accompagne depuis longtemps. Le rationnel émerge de l’irrationnel, l’ordre du chaos, la vérité de l’erreur. Je pense que c’est ce que je cherche, au fond : un mouvement perpétuel entre les contraires.
La tournée de WEG a été interrompue par le confinement. Comment vois-tu l’avenir ?
Oui, plusieurs dates ont été annulées ou reportées. On vit une période étrange et floue, avec des conséquences qu’on ne mesure pas encore. Cela impacte toute la chaîne : compagnies, danseurs, techniciens, musiciens, producteurs… Le lien avec les lieux s’est distendu. On doit repenser nos manières de créer, de montrer, de partager. J’imagine la saison prochaine comme un embouteillage, une double saison compressée. Mais je reste optimiste : peut-être que cette crise est aussi l’occasion de réinventer nos façons de faire, de revenir à des formes plus légères, plus autonomes. Ces derniers jours, j’ai rêvé plusieurs fois d’amphithéâtres grecs, en plein air, j’ai fantasmé sur des pièces dans des espaces interdits, j’ai imaginé des pièces clandestines et subversives, pleines de poésie, cachées dans la nature. Des anti-spectacles spectaculaires !
Vu à l’Atelier de Paris CDCN. Photo Pierre-Philippe Hofmann.
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