Photo PhotoRepetitionCreation2023 AmbraSenatore©BastienCapela A

Ambra Senatore, In comune

Propos recueillis par Mélanie Jouen

Publié le 13 janvier 2023

Ambra Senatore, chorégraphe, performeuse, chercheuse, dirige le Centre Chorégraphique National de Nantes depuis 2016. Elle signe une vingtaine de créations dont l’écriture repose sur l’extraction de gestes du quotidien qui, décontextualisés, deviennent les pièces d’un puzzle absurde. Une absurdité théâtrale de laquelle émane drôlerie et douleur. Pour In comune, son attention tournée vers la relation, vers l’humain, se défocalise et se tourne vers la réitération des comportements que toute espèce vivante, dont la nôtre, met en œuvre pour sa survie. Une répétition qui devient motif chorégraphique pour donner à voir un mécanisme latent aussi salutaire que délétère. Dans cet entretien, Ambra Senatore revient sur les rouages de son travail et sur le processus de cette nouvelle création.

Pour cette nouvelle création, vous aviez envie de « faire groupe » dites-vous. En quoi ce collectif de douze personnes module-t-il la recherche relationnelle que vous menez depuis longtemps ?

Douze interprètes de différentes origines géographiques et culturelles permettent déjà de constituer un échantillon de société : pour moi, faire groupe, faire communauté, c’est constituer un groupe social ouvert. D’ailleurs, nous ne sommes pas douze, nous sommes douze et les centaines de spectateur·ices qui, je le souhaite, se sentiront avec nous. Pour explorer mon envie initiale d’observer le comportement d’un ensemble de personnes (un État peut-être) par rapport à un individu qui vient, entre hospitalité, intégration et influence, nous avons travaillé sur les partages d’espace, nous avons aussi beaucoup parlé et partagé nos réflexions philosophiques, sociales etc. Le rapport d’influence s’est manifesté dans le processus même de création : je suis arrivée avec ces thèmes or, c’est l’écoute des préoccupations de chaque entité du collectif qui m’a menée vers un propos autrement urgent.

Quelles dynamiques individuelles et collectives mettez-vous alors au travail ?

Au bout du compte, au centre de la pièce aujourd’hui, on trouve la répétition des comportements et la persistance des agissements de l’humanité. Chez l’humain comme chez d’autres espèces animales et végétales, on observe une certaine réitération comportementale. Cette notion de répétition qui traverse la plupart des stratégies des vivants pour se reproduire et perpétuer l’espèce, marque aussi des mécanismes de domination et la récurrence de mêmes violences. Ce motif de la répétition apparaît comme le motif principal de cette création, à la fois dans son contenu et de manière formelle. C’est une manière de composer à laquelle je reviens et qui, je l’espère, donne toute son unité à cette pièce. 

Cette fois, le « puzzle » dramaturgique qui caractérise votre composition, se construit à partir d’une thématique, comment procédez-vous ?

En effet, bien souvent, le point de départ de mes créations est structurel or ici, il est thématique. À partir des premières recherches sur les partages d’espace, de nos réflexions et de différentes ressources, nous avons écrit plusieurs séquences. J’ai ensuite ordonné ce magma d’éléments ; ai composé à partir de la résurgence des agissements qui nous occupe et à travers le motif de la répétition en définissant une matrice : les déplacements spatiaux entre un individu et le collectif se déclinent sous plusieurs versions. Autour de ces déplacements, d’autres matériaux se sont tissés. La pièce est ainsi structurée en strates qui se répètent mais varient, dans un arc qui se tend de l’action individuelle à l’action collective, de la lenteur vers la vitesse, du peu vers le beaucoup, du particulier au plus général. Toute créature vivante persiste dans sa descendance et nous-mêmes, humain·es, assistons impuissant·es, avec désespoir, à la répétition de nos propres fautes. L’incapacité de l’être humain à éviter la violence, le non-respect des droits et des libertés est effarante. Je cherche à lire des autrices issues de contextes et de pays où la liberté d’expression et, je dirais, d’existence, est limitée et, quelques jours avant la première de la pièce, la découverte d’un poème de Forough Farrokhzad, poétesse et réalisatrice iranienne, née en 1934 et décédée en 1967, a fortement résonné avec cette question de la répétition, de la persistance, que nous tentons de danser dans la pièce.

Vos pièces reposent sur l’absurde et ce qui semble illogique, donnant à voir, par ce biais, un pan du politique. Qu’en est-il ici ?

Au cours de mon premier solo Eda en 2004, j’ai découvert que je faisais rire. Ce n’était pas délibéré mais cette donnée m’a intéressée. La dimension ludique que l’on reconnaît à mon travail est pertinente car le jeu, le fait de jouer au plateau, de véritablement faire semblant et le déclarer me plaît, et c’est avec ce jeu que vient l’absurdité. Voir l’absurde dans la vie me donne de la vitalité. C’est cette absurdité qui, je crois, amène l’humour que certains et certaines, qualifient de burlesque. Mon travail concerne la pólis, la cité, le commun, à travers mes pièces mais plus encore à travers les ateliers que je mène avec le CCNN, à la rencontre de personnes qui ne fréquentent pas les salles de spectacle. Je revendique le fait que la légèreté n’empêche pas la profondeur et j’espère que cette pièce en est la représentation, on y décèle autant l’humour que la souffrance.

Votre recherche, fondée sur des états de corps contextualisés dans des situations du quotidien, avec ou sans paroles, théâtralise votre danse. Qu’en est-il pour cette pièce en particulier ?

Il y a peut-être plus de « danse » dans cette pièce que dans mes précédentes créations mais il y a toujours une grande présence d’actions, de petits gestes du quotidien, dans des inserts très courts, précis, hors contexte. La théâtralité repose plus particulièrement sur la parole : il y a des monologues adressés et plusieurs dialogues.

Qu’est-ce que cette recherche sur le groupe induit en termes de relation avec les spectateur·ices ?

Mes pièces sont des invitations faites aux spectateur·ices, des créations à partager. D’ailleurs, je ne place presque jamais de quatrième mur, je mets en jeu les regards et les corps des interprètes comme autant de points de contact avec un public considéré pour ses individualités. Je ne fais pas participer les spectateur·ices mais j’active leur présence, par le fait qu’on les regarde directement et que ma danse repose sur des actions quotidiennes qui nous concernent toutes et tous, qui nous rapprochent. 

Jonathan Seilman, compositeur avec qui vous collaborez depuis longtemps, travaille une partition sur-mesure. Sur quelles esthétiques, quels principes, repose-t-elle ?

La musique que compose Jonathan Seilman repose sur des réminiscences de Beethoven et de Schubert, teintées de percussions venues d’autres contextes culturels et de sons du quotidien. Je lui ai demandé de composer des morceaux qu’il n’aurait pas composé pour moi et il a écrit une musique qui tend vers le rythme répétitif de la techno que l’on entend dans la deuxième partie de la pièce et qui s’éloigne de mes habitudes sonores. 

Pouvez-vous aussi nous parler du travail de Fausto Bonvini sur la lumière ?

Puisqu’on est douze au plateau quasiment sur l’ensemble de la pièce et qu’il y a très rarement des unissons, les regards des spectateur·ices ne peuvent tout embrasser, ils doivent s’orienter. Nous avons travaillé sur le fait de porter l’attention du public sur un élément, petit ou grand. La lumière invite à saisir un geste, une image, « autorise » chacun·e à ne pas tout regarder, comme dans la vie, on ne peut pas tout saisir. Et parfois, ce n’est pas ce qui est mis en lumière qui est le plus important à observer.

Chorégraphie, Ambra Senatore avec la complicité des danseur·euse·s interprètes. Musique Jonathan Seilman. Lumière Fausto Bonvini. Costumes Fanny Brouste. Avec Youness Aboulakoul, Pauline Bigot, Pieradolfo Ciulli, Matthieu Coulon Faudemer, Lee Davern, Olimpia Fortuni, Chandra Grangean, Romual Kabore, Alice Lada, Antoine Roux-Briffaud, Marie Rual, Ambra Senatore. Photo Bastien Capela.

Le 13 janvier, Le Théâtre, scène nationale de Saint-Nazaire, Festival Trajectoires #6
Le 17 janvier, Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon
Les 20 et 21 janvier, Le lieu unique à Nantes, Festival Trajectoires #6
Le 8 février, KLAP, Maison pour la danse, avec LE ZEF, scène nationale de Marseille
Du 5 au 8 avril, Le Monfort Théâtre, Programmation hors les murs du Théâtre de la Ville de Paris