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Marinette Dozeville, AMAZONES

Propos recueillis par Belinda Mathieu

Publié le 3 juillet 2023

Marinette Dozeville développe depuis plusieurs années une recherche chorégraphique autour du Féminin, de ses mythes et ses représentations. Librement inspiré des Guérillères de Monique Wittig, roman à la poésie puissante et déroutante, dont la portée politique l’a érigé en ouvrage de référence de la pensée lesbienne, sa dernière pièce AMAZONES explore l’imaginaire évocateur et sensoriel de la pensée de Wittig. Sur scène, la chorégraphe réunit sept danseuses et explore l’énergie libératrice qui se dégage de la force d’un collectif de femmes, réconciliant la violence du combat et la douceur de l’utopie. Dans cet entretien, Marinette Dozeville partage les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création dAMAZONES.

Dans Là, se délasse Lilith… Manifestation d’un corps libertaire (2018), tu investissais cette figure féminine de la tradition hébraïque, première femme de l’humanité et égale d’Adam qui a été effacée par la chrétienté. Quels étaient les enjeux de cette précédente création ?

Je questionne depuis une dizaine d’années la représentation des femmes à travers des mythes et des figures phares. C’est dans cette continuité que j’ai interrogé la figure de Lilith, un personnage qui m’a interpellée par la censure qu’il a subie. Il a été évincé des textes et de l’Histoire mythique, parce qu’il ne pouvait pas correspondre au modèle donné en exemple : la future mère de l’humanité. En écho à la violence de cette censure, et dans une démarche cathartique, j’ai voulu que Lilith commence par une scène de shibari, auto-attachée, auto-suspendue, la tête en bas. Car quoi de plus contraignant pour une danseuse que d’être privée de sa mobilité ? Pour cela, j’ai frappé à la porte de la Place des cordes à Paris pour me former à la pratique du shibari, et appris comment je pouvais m’attacher et me détacher par moi-même. Être attachée dans cette position est douloureux (toujours bien plus qu’on ne le pense…), et mon enjeu Lilithien était de chercher comment jouer et prendre plaisir dans cette situation, posant ainsi l’aspect provocateur de Lilith dans le fait qu’elle peut jouir de tout, et en toute situation.

Ta création AMAZONES s’inscrit-elle dans la continuité de cette précédente pièce ? 

Oui, tout à fait ! Elle est le fruit d’une remarque par rapport à Lilith d’une amie féministe qui m’a confié avoir perçu Lilith comme un personnage très solitaire. Cette remarque m’a accompagnée pendant longtemps et m’a poussée à poursuivre la réflexion, mais en travaillant cette fois-ci à une dimension plus collective et communautaire. Aussi, je souhaitais passer entre Lilith et AMAZONES, de la provocation à la désinvolture. La solitude d’une Lilith et la violence qu’elle a subie en termes de censure implique une démarche très frontale. Alors que dans AMAZONES, le groupe apporte une sororité, un soutien et un empuissancement par les autres, qui permet ainsi de lâcher un peu en termes de volonté et d’agressivité. Pour ne pas perdre le cap d’une radicalité, mais avec ici, la possibilité d’une utopie.

AMAZONES s’inspire librement du livre Les Guérillères de Monique Wittig. Quelle est ta relation à ce texte ? 

C’est un livre qui me fascine et pour lequel j’ai un immense respect, notamment parce que, chose rarissime, s’il impacte comme un essai politique, ce n’est pour autant pas un essai, mais un poème épique. Cette particularité ouvre un tout autre espace de rencontre : les mots impactent de leur pleine signification, mais sont aussi chargés d’une puissance évocatrice, d’une sensorialité, d’une matérialité et d’une imagerie très riches. Si ma rencontre avec Les Guérillères a provoqué le plein d’images mentales très fortes, j’ai eu envie de traduire ces images en danse, car je pense que ce que la poésie et la prose permettent en termes de rencontre entre une langue et son lecteur, la danse le permet aussi. Je trouvais intéressant de se confronter à ce message politique par d’autres biais que seulement le mental, le cognitif, ce que permet la danse. Le langage du corps amène paradoxalement à une forme d’abstraction, qui lorsqu’elle touche, touche de manière très forte. Peut-être parce qu’elle va dialoguer avec des dimensions plus archaïques, plus souterraines… 

Cette recherche autour des Guérillères s’articule à un autre ouvrage : Agrapha, de l’autrice luvan.

Si Les Guérillères fait partie de l’ADN de ce spectacle, nous avons en effet travaillé avec luvan, autrice contemporaine Française, féministe queer, avec qui j’avais déjà collaboré sur la création de Ma vie est un clip, et pour qui j’ai beaucoup d’admiration et d’affection. Avec son éclairage et celui de la comédienne Lucie Boscher, nous avons précieusement sélectionné des extraits d’Agrapha  (Editions La Volte), une ode à huit femmes, chacune venue d’horizons lointains, unies dans une grotte au cœur de la forêt. Ensemble, elles racontent ou taisent leur vie de recluses. Elles parlent mille langues en une seule et mêlent leur âme en un poème morcelé. luvan a également composé spécialement pour la pièce deux poèmes en Anglais, Slit et Ytterp, proses percutantes portées par Dope St Jude.

AMAZONES met en scène sept danseuses. Était-ce important que ce casting soit 100% féminin ? 

C’était important pour moi en effet que l’ensemble du casting fasse écho à « Elles », communauté conjuguée au féminin pluriel, dans ce qu’on appellerait une non-mixité choisie, y compris pour les postes peu représentés par des femmes. Je pense au poste de création lumière, qui a été porté par Louise Rustan et Agathe Geffroy, deux jeunes créatrices lumière qui ont été un bel exemple de sororité dans leur capacité à créer en binôme. Au plateau, j’ai convoqué sept danseuses, de 23 à 59 ans. Au-delà du propos, c’était aussi, très concrètement, l’occasion de donner du travail à des danseuses. Si la danse est pratiquée essentiellement par des filles et des femmes, aussi bien dans le milieu amateur que professionnel, c’est un milieu qui, en réaction à cette réalité, encourage, stimule, et développe même une forme de «fascination» pour l’homme qui danse. Je souhaitais aussi créer une pièce qui ait une vraie puissance de groupe portée par des danseuses. On a pu être habitué, en tant que spectateur·ices, à voir de magnifiques pièces de groupe pour des hommes qui sont tous en puissance et en envolées. Ces chorégraphies nous ont largement fasciné et enchanté, mais ont aussi contribué à nous mettre dans la tête que ce n’est pas possible de faire l’équivalent avec des femmes.

Peux-tu revenir sur ta collaboration avec la rappeuse sud-africaine Dope Saint-Jude et la comédienne Lucie Boscher pour AMAZONES ?

Je souhaitais jouer du contraste entre la fraîcheur, légèreté, fausse candeur portée par la voix cristalline de Lucie Boscher, et la voix chaude, chargée, puissante de Dope Saint-Jude, qui portent respectivement pour l’une, les extraits du livre Agrapha, et pour l’autre, les deux poèmes écrits en Anglais, Slit et Ytterp. C’était un pari pas simple à mener, mais je trouve que ça marche et que cet ensemble s’équilibre bien avec les corps que je considère comme des instruments de musique à part entière.

AMAZONES met en scène une forme de «puissance féminine» au plateau. Cette envie était-elle présente dès le départ ?

L’une des premières pratiques que nous avons expérimenté en studio explorait la zone du pubis pour générer du mouvement. Sur scène, on fait émerger une énergie pelvienne du bassin, à travers des ondulations permanentes, des vagues, plus ou moins incorporées, intériorisées. Elles sont parfois quasi invisibles et par moments clairement visibles. Entre nous, on appelle ça la pussy dance. C’est une émanation d’une énergie sexuelle qui est motrice de mouvement, comme un feu que l’on attise tout le long de la pièce. Je n’associe pas ce mouvement à quelque chose de féminin, mais je transmets forcément à travers le prisme de mon corps de femme cis. Je dirais aussi que dans cette pièce le corps prend beaucoup d’espace. C’est un corps gourmand et vorace. C’est une traduction chorégraphique à rebours de cette culture intégrée de la fille qui n’ose pas prendre la parole, faire du bruit, courir et bousculer les autres.

Conception et chorégraphie Marinette Dozeville. Interprétation Léa Lourmière, Elise Ludinard, Florence Gengoul, Frida Ocampo, Delphine Mothes, Lucille Mansas, Dominique Le Marrec, Lora Cabourg. Texte luvan. Musique Dope St Jude. Voix Lucie Boscher. Conseillère artistique Julie Nioche. Dramaturge Rachele Borghi. Photo © Marie Maquaire.

Du 8 au 28 juillet à La Scierie, dans le cadre du festival d’Avignon.