Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic
Publié le 13 juin 2018
À la frontière du théâtre documentaire et de la performance participative, ACTIONS est un protocole scénique imaginé par le vidéaste Yan Duyvendak, la productrice et programmatrice Nataly Sugnaux, et le plasticien Nicolas Cilins. Ensemble, ils mobilisent les outils du spectacle vivant, répétition, mise en scène, dramaturgie, pour poser une question politique brûlante : comment accueillir dignement les réfugié·e·s en Europe ? En réinventant les codes du débat public, ACTIONS tente de faire émerger du réel une parole collective, tout en confrontant le théâtre à sa propre capacité d’agir.
Comment est né le projet ACTIONS ?
Ce projet est né d’une volonté de mobiliser la forme artistique face à l’immense question des réfugié·e·s et de leur accueil. On oublie parfois que l’accueil est un droit humain fondamental, et que l’ensemble des pays de l’Union Européenne ont signé la Convention de Genève de 1951 et son Protocole de 1967, encadrés par le HCR (L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, ndlr), qui précisent comment un État se doit d’accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande. ACTIONS s’inscrit donc dans une volonté d’interroger nos engagements en tant que société face à cette responsabilité.
Pourriez-vous présenter ACTIONS ?
ACTIONS est un dispositif hybride, qui oscille entre performance, théâtre et documentaire. C’est un format de discussion qui détourne les outils du théâtre documentaire en les soumettant à un protocole précis que nous pourrions résumer ainsi : ne pas dépasser une bonne heure, suivre un programme de préparation, suivre une dramaturgie pendant la discussion, et faire en sorte que chacun y joue son propre rôle : les citoyen·ne·s, les politicien·ne·s, les bénévoles, les auteur·e·s et les réfugié·e·s eux-mêmes. Le dispositif consiste à adapter ce modèle à des situations de grande urgence. Le résultat est un projet documentaire, qui permet de mettre des visages humains, qui sourient, rougissent, s’énervent, sur des réalités complexes. Mais nous allons plus loin, en faisant le pari que la rencontre peut impliquer activement les citoyen·ne·s, comme lors d’une véritable séance populaire. À la fin de la pièce, nous distribuons une feuille de salle transformée en bulletin d’inscription et une liste des besoins qui vont des plus simples aux plus utopiques, du cours de langue aux changements de la législation européenne.
Quelles sont les principales questions soulevées par ACTIONS ?
Les problèmes liés à l’accueil des réfugié·e·s ne sont ni tout à fait la faute des États, ni celle de la législation, ni même seulement une question de moyens, ni d’engagement de la société civile. Ce flou de responsabilité crée une impasse. Et c’est dans cette impasse que le projet ouvre des brèches. Grâce aux différentes occurrences d’ACTIONS en Italie, en France et en Suisse, nous pouvons dire que dans chaque pays, chaque ville, chaque commune, tout est différent : les lois, leurs interprétations, les règles, les contraintes matérielles, les histoires et les engagements de chacun. Aucun terrain n’est semblable, mais tous révèlent un facteur commun : l’humain. Peut-être que le seul facteur irréductible est le facteur humain. ACTIONS travaille une limite : celle du militantisme.
Ce projet ne s’arrête pas au simple temps de représentation. Un travail préalable est réalisé avec des journalistes, sur le territoire où la pièce est présentée, etc. Comment se prépare cette collaboration en amont ?
La particularité d’ACTIONS en tant que pièce, c’est qu’elle est entièrement réécrite à chaque occurrence. Les différent·e·s participant.e.s sont rassemblé·e·s autour de la problématique locale qui paraît la plus urgente : des mineurs à la rue par exemple, ou des sages-femmes en difficulté matérielle. Cette urgence est définie en amont, avec les partenaires actifs sur le terrain. Nous réalisons, avec un.e ou deux journalistes, souvent locaux, des interviews des différent·e·s participant·e·s. Puis tout va très vite, nous réécrivons une dramaturgie, censée capturer à la fois l’enjeu et la complexité de la situation, nous la proposons et nous la répétons avec les participant·e·s. Il nous reste alors une demi-journée avant que la discussion orchestrée devienne publique.
Comment avez-vous imaginé le protocole d’ACTIONS ?
Le travail s’est construit de manière empirique, par ajustements successifs. Nous adaptons le déroulé en fonction des sensibilités de chacun.e, tout en essayant de pointer les problèmes les plus saillants. C’est un exercice d’équilibriste, et c’est sur ce fil que le format devient intéressant. Il permet d’éviter le débat houleux car tout est écrit et que nous sommes tous d’accord. Cette structure, nous l’avons pensée, bien sûr, mais une structure comme celle-ci ne se met en place qu’au prix de nombreuses approximations et quelques ratés, pendant les présentations. Ce processus de création est passionnant car il exige une écoute fine, une agilité permanente et une vision globale, tant artistique que politique.
À quoi ressemble concrètement une représentation d’ACTIONS ?
ACTIONS se déroule dans une salle des fêtes ou une salle polyvalente liée à la vie politique de la ville. Tout le monde se trouve au même niveau, dans une « agora », des chaises disposées en cercles concentriques. Les intervenant·e·s, muni.e.s du déroulé et de fiches jaunes, se lèvent et prennent la parole au milieu du public. La situation locale est décrite comme en mosaïque. La pièce oscille entre assemblée générale, interview en direct et construction théâtrale. L’enjeu est de faire émerger du sens à travers une parole plurielle, incarnée, parfois contradictoire. On s’engouffre littéralement dans la matière, de manière complexe.
Quel pouvoir attribuez-vous au théâtre quand il s’agit de faire face au réel, au politique, à l’injustice ?
Quelque chose de réel se produit réellement sur scène, au-delà de toute simple représentation. C’est ce qui est excitant dans les dispositifs, les scores et autres instructions. Quant au médium « théâtre », nous tentons de nous en servir pour y retrouver quelque chose d’archaïque, de rituel, quelque chose qui nous relie au politique.
Est-ce une façon de doter des personnes invisibilisées, en situation de minorité, d’acquérir une puissance d’agir ?
Pas tout à fait, ni la forme ni les auteur·e·s ne peuvent prétendre donner les moyens à des personnes d’agir. Nous pouvons dire en revanche que nous avons conçu une boîte à outils, et que nous mettons nos savoir-faire à contribution dans ACTIONS. Pour le reste, c’est à tous·tes les participant·e·s, spectateurs·rices inclus·es, de se positionner. Le pouvoir d’agir n’est pas transmis, il se conquiert, ou pas, dans l’espace partagé.
Comment avez-vous réfléchi aux rapports de pouvoir entre les différentes personnes impliquées dans le projet, notamment avec des réfugié·e·s ou des représentant·e·s institutionnels ?
Donner à voir la multilatéralité des rapports de force dans une pièce comme ACTIONS est une affaire de dosage : chacun·e a quelque chose à gagner ou à perdre en participant à la pièce. C’est là peut-être que nous pensons avoir déjoué une binarité souvent à l’œuvre dans les rapports avec les réfugié·e·s. Par exemple, le fait de salarier des personnes sans-papiers, ce qui est illégal, est un acte éminemment symbolique. C’est la partie où nous nous mouillons le plus, et qui fonctionne comme un élément de réponse aux questions posées dans la pièce : oui, nous prenons des risques légaux, oui, nous tournons le projet à perte. Ces prises de position ne sont pas accessoires : elles incarnent concrètement les valeurs que le projet défend. Ce sont là des actes politiques qui nous semblent inévitables, nécessaires et intrinsèques à la nature du sujet.
Photo La Bâtie LUTZ/MAPS.
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