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2025.05 Mellina Boubetra, Intro

Par Wilson Le Personnic

Publié le 28 mai 2025

Entretien avec Mellina Boubetra
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mai 2025

Mellina, Intro est ta première pièce. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette création ?

En 2016, après cinq années d’études en biologie médicale, j’ai décidé d’arrêter la fac. Quelque chose en moi avait besoin de bouger, de créer. À ce moment-là, je ne savais pas encore vraiment ce que signifiait être interprète. Mon expérience se limitait à l’interprétation de chorégraphies très écrites, principalement celles de Mohamed El Hajoui, mon professeur à la MJC de Colombes. Pendant plus de dix ans, j’ai eu la chance de partager la scène avec lui dans le cadre de concours de shows. Ces moments ont été très formateurs, mais il s’agissait surtout d’exécution, avec beaucoup de plaisir, certes, mais sans vraiment toucher à la création personnelle. Après plusieurs auditions ratées, j’ai compris qu’il me manquait des outils : des clés pour traduire, relier, comprendre ce que je voulais dire ou faire passer. C’est à ce moment-là que je suis tombée sur La Formation de l’acteur. Ce livre a été un déclic. Il m’a confronté à des questions profondes : qu’est-ce qui m’anime ? Qu’est-ce que je donne à voir ? D’où viennent les intentions ? J’ai aussi commencé à m’intéresser à l’observation des espaces, à ce qui se passe entre le dedans et le dehors. C’est dans cette impulsion que j’ai monté un atelier de recherche. J’ai loué une salle, imaginé des outils pour expérimenter. J’ai fabriqué deux cocottes en papier, comme celles qu’on faisait enfants : l’une remplie d’émotions, l’autre d’états de corps. On combinait, on testait, on observait ce que ça produisait. Au fil de cette exploration, j’ai rencontré des femmes formidables : Katia Lharaig, Véronique Lemonnier, Betty Mansion, Lauren Lecrique, Giordana Tiberi. Avec elles, l’envie de continuer a pris de l’ampleur. Cette première impulsion est devenue une quête : comprendre nos gestuelles, et apprendre simplement quoi faire de ce qui nous traverse.

Comment as-tu initié le processus de travail en studio avec les danseuses ?

Avec le recul, je crois qu’il y a eu un moteur principal, très simple mais fondamental : j’avais profondément envie que les filles se sentent mises en valeur et respectées. Tout est parti de là, et tout s’est construit autour de cette intention. Cette envie a ouvert des questions qui, en apparence, peuvent sembler évidentes, mais qui sont loin de l’être dans le corps et dans la pratique : qu’est-ce que ça veut dire « se sentir bien » en dansant ? Comment je m’écoute dans le mouvement ? À quelles attentes je réponds quand je danse ? Qu’est-ce qui me donne la sensation de m’éloigner de moi-même ? Quelles envies naissent en moi face aux choses, aux situations ? Et enfin : quels sont mes choix, seule, et au sein d’un groupe ? Puis, d’un point de vue plus concret d’écriture chorégraphique, la question a été : comment organiser toutes ces réflexions ? Quel cadre créer pour qu’elles soient mises en jeu, pour qu’elles soient bousculées, testées, confrontées ? Et ça, ça n’a pas été une mince affaire.

Peux-tu partager un aperçu du processus chorégraphique d’Intro ?

C’était ma toute première création, donc forcément, le processus était parfois flou, tâtonnant. Tellement qu’au fil du temps, de l’équipe de départ, il ne restait plus qu’une seule personne : Katia, qu’on appelle affectueusement le totem de Koh-Lanta ! Malgré cette instabilité, Intro a posé les bases de ce qui est devenu ma manière de travailler. J’ai mis du temps à assumer pleinement mon rôle : poser un cadre clair, guider le processus. Je voulais de l’horizontalité, mais je n’avais pas encore les bons outils ni l’expérience pour l’installer de façon fluide. Ça a pu créer de la confusion. Au début, on travaillait surtout la forme : des ébauches de chorégraphies, des interactions, des tableaux, parce que c’était le seul format que je connaissais. J’inventais des exercices un peu artisanaux pour casser les automatismes, tester la composition collective. Et puis, à un moment, j’ai eu une sorte de révélation : et si on travaillait sur un mouvement continu ? Une seule impulsion, qu’on lancerait sans jamais vraiment l’interrompre. Un geste global, qui se transmet, se transforme. C’est comme ça qu’est né un exercice qu’on appelle les Flamants Roses : on est très resserrées, en groupe, et on observe ce qui émerge dans le corps de manière spontanée. On répète, on zoome sur une partie du corps, on fait circuler le mouvement, on le redirige. Le lead change sans arrêt, on entre tour à tour dans la tête et les sensations de chacune. C’est un outil pour faire surgir de nouvelles formes, issues de l’écoute, de l’attention, de l’envie. On a passé des heures à explorer ça, souvent sur de la grosse techno, et c’est à ce moment-là que j’ai compris quelque chose de fondamental : le plaisir, le jeu, c’est essentiel à la création. À partir de là, j’ai commencé à faire des choix assumés. J’ai accepté d’écrire. Chaque mouvement dans Intro est là pour une raison, porté par une intention claire, qui devient un terrain de jeu pour les interprètes. 

La pièce existe depuis six ans et continue de se transformer à chaque rencontre avec le public. Comment ressens-tu cette évolution ? Qu’est-ce que cette pièce t’apprend encore aujourd’hui ?

On a commencé à travailler en janvier 2017, et la pièce a été créée en août 2019. On a passé deux ans et demi à faire grandir cette pièce avant sa sortie, et c’était une aventure incroyable à partager. J’ai senti, profondément, que j’étais en train de grandir à travers ce projet. Et ce qui est beau, c’est qu’il continue de vivre depuis, qu’il reste en dialogue avec chacune de nous. Parfois, on le joue à trois, parfois à cinq, à huit, même neuf… Et c’est quelque chose qui me touche profondément. Je garde un attachement très fort à Intro, parce que c’est ma première pièce, bien sûr, mais aussi parce qu’elle continue, encore aujourd’hui, à m’apporter un vrai plaisir à danser. J’aimerais la danser aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que mon corps me dise stop, c’est une pièce exigeante, physiquement. À chaque représentation, je regarde la pièce et j’ai envie d’en ajuster un détail. Parfois, ce n’est qu’une position de pied, une orientation de main…  Je crois que c’est ma manière de garder la pièce vivante, de ne pas la laisser se figer. Pour qu’on reste en éveil, ouvertes à ce qui peut surgir. J’ai mis du temps à comprendre que ces ajustements n’étaient pas une quête de perfection. Ce sont avant tout des tentatives, des élans d’écoute, des envies. Changer un geste, c’est une façon de voir ce que ça déclenche, d’observer ce que ça déplace. C’est une manière de rester en dialogue avec la pièce. Et en travaillant sur les créations suivantes, je sens à quel point le processus d’Intro a ouvert quelque chose, comme une source vive, qui continue de couler au fur et à mesure des projets.

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