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2025.03 Salia Sanou, De Fugues… en Suites…

Par Wilson Le Personnic

Publié le 12 mars 2025

Entretien avec Salia Sanou
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2025

Salia, tu as commencé à travailler en France il y a plus de trente ans, notamment avec Mathilde Monnier. Peux-tu revenir sur cette rencontre déterminante ?

J’ai commencé à danser des danses traditionnelles très tôt, notamment durant les fêtes dans le village où j’ai grandi, à Léguéma au Burkina Faso. Je pense que le désir d’être danseur était présent mais j’ai commencé par faire du théâtre à l’Union Nationale des Ensembles Dramatiques de Ouagadougou. C’est en rencontrant Mathilde Monnier en 2011 durant des ateliers que ma vie à changé. Elle était à la recherche de danseurs pour sa nouvelle création et j’ai été sélectionné pour participer à la création de Pour Antigone. J’avais 22 ans, j’ai découvert l’Europe et Montpellier, c’était un véritable bouleversement. Mathilde venait d’arriver à la direction du CCN de Montpellier, je découvrais cet outil incroyable de recherche, d’expérience, d’exploration, un outil au service de tout le processus de création, de la dramaturgie aux univers liés à la lumière et au son. J’ai pris conscience également de la force d’une équipe et la dimension du collectif avec des interprètes venus de formations et de cultures diverses.

En parallèle de ton travail de danseur en France, tu as toujours œuvré à l’essor de la danse au  Burkina Faso, notamment grâce au CDC la Termitière à Ouagadougou. Comment est née cette structure ?

J’ai continué à danser avec Mathilde dans ses créations suivantes : Nuit en 1995, Arrêtez, arrêtons, arrête en 1997, Les lieux de là en 1999, Allitérations en 2002. Avec les tournées, j’ai découvert le monde, vu des lieux de création et surtout j’ai compris l’importance d’être attentif à la création contemporaine en pleine éclosion. Travailler avec Mathilde au CCN de Montpellier m’a permis de forger une réflexion et progressivement de développer une recherche personnelle. C’est en étant au contact de ce monde que je me suis rendu compte qu’il était important de transmettre ce savoir et ces outils, qu’il était urgent de créer un espace de danse avec les mêmes ambitions à Ouagadougou. C’est ainsi que nous avons, avec mon ami Seydou Boro, initié un projet qui a mis plusieurs années à voir le jour : le Centre de Développement Chorégraphique La Termitière. Depuis 2006, ce lieu a pour mission le développement de l’art chorégraphique et de favoriser l’essor de la création locale, la formation et la diffusion d’œuvres chorégraphiques d’artistes burkinabés et internationaux.

La colonisation, l’exil et la violence sont des questions récurrentes dans ton travail. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche artistique ? 

Ces différents sujets qui traversent mon travail sont intimement liés à ma propre histoire. Lorsque j’ai quitté le Burkina et que je suis arrivé en France, j’ai découvert une autre culture et la violence du déracinement. La danse a toujours été un médium pour questionner l’exil, l’équilibre fragile entre s’adapter et garder son identité intacte. En arrivant sur ce nouveau territoire, j’ai dû m’adapter, m’ouvrir sur les autres, donner et recevoir. J’envisage mon travail de la même manière : la danse est un espace de rencontre, de dialogue, aussi bien avec les danseurs avec qui je travaille que les spectateurs.

De Fugues… en Suites… s’appuie sur l’univers musical de Bach. Peux-tu retracer la genèse de cette création ?

J’ai grandi dans une famille et une culture où la musique et la danse sont très présentes. Les sons de la Kora ou du Balafon (instruments originaires de l’Afrique de l’Ouest) ont bercé mon enfance. Lorsque je suis arrivé en France pour travailler avec Mathilde, je ne connaissais pas la musique occidentale, je n’avais jamais entendu de la musique classique. Je me souviendrais toujours de la première fois que j’ai entendu la musique de Bach au piano durant un cours de danse au CCN de Montpellier. J’étais décontenancé et je me suis demandé comment c’était possible de danser sur ça (rire). Puis à force d’entendre cette musique, j’ai commencé à me familiariser avec et à tisser des liens avec les musicalités de mon enfance. Aujourd’hui, mon oreille est habituée et cette musique est désormais associée au mouvement : écouter une fugue de Bach au piano me donne tout de suite envie de danser ! J’ai longtemps eu envie de travailler sur la musique de Bach mais j’ai longtemps cru que je n’avais pas le droit ni la légitimité de convoquer cette musique sur scène. Aujourd’hui, je sais que j’ai la capacité de me questionner sur cette musique, de la chorégraphier et de la défendre sur scène.

Pour la bande-son, tu as imaginé un dialogue entre Bach, les musiques africaines et électronique. Peux-tu donner un aperçu du processus de création musical avec le compositeur Marin Cardoze ? 

Mon choix s’est tout de suite focalisé sur les Suites et Fugues de Bach. En plus d’être très agréables à écouter, elles sont très dansantes. Dès le départ j’ai eu envie de conjuguer ces musiques avec d’autres sonorités, des musiques traditionnelles de mon enfance. Je me suis alors replongé dans le répertoire des balafonistes Neba Solo, Mahama Konaté, Aly Keita ou de Toumani Diabaté, considéré comme l’un des plus grands joueurs de kora. Inspiré par cet univers musical, nous sommes entrés en studio d’enregistrement avec Marin qui a réussi à créer un grand tissage à partir de ces différents univers sonores. En plus des sons de balafons, de kora et de piano, on peut aussi entendre des sons de ville qui se réveille, de nature, de vent, des ambiances nocturnes…

Les extraits des Fugues et des Suites qu’on entend sont interprétés par les pianistes Zhu Xiao-Mei et Célimène Daudet. Comment ton choix s’est-il porté sur ces deux artistes ? 

Elles ont chacune une histoire très forte avec la musique de Bach. La première, Zhu Xiao-Mei, est une pianiste d’origine chinoise qui, adolescente, a été envoyée en camp de rééducation par les autorités de la Chine communiste car elle jouait de la musique occidentale. C’est durant cette période qu’elle découvre la musique de Bach, qui lui permet de tenir chaque jour. Elle figure aujourd’hui parmi les plus grands interprètes de Bach. La seconde, Célimène Daudet, est une pianiste qui explore aujourd’hui le répertoire musical haïtien mais qui raconte que l’œuvre de Bach a été pour elle une évidence et une forme de quête à un moment charnière de sa carrière de musicienne. Ses deux premiers disques sont d’ailleurs dédiés à l’œuvre de Bach. Leur relation avec le répertoire de Bach a indéniablement affecté mon écoute et guidé mon choix de travailler avec leurs interprétations.

De Fugues… en Suites… a la particularité d’avoir une distribution exclusivement féminine. À quoi répond ce casting ? 

L’idée d’une distribution exclusivement féminine s’est imposée, tout naturellement. J’ai grandi entouré de femmes et ce sont leurs voix qui rythmaient mes journées : j’entendais ma mère, mes tantes, mes sœurs qui parlaient et qui chantaient. J’avais envie de retrouver cette même énergie au plateau, en quelque sorte invoquer leurs présences. L’équipe s’est constituée naturellement, au fil de mes rencontres. J’ai rencontré Ema Bertaud et Alina Tskhovryebova au Cndc durant un workshop, j’ai rencontré Elithia Rabenjamina à Montpellier où j’habite, Awa Joannais, danseuse dans le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris, m’a été présenté par Marion Barbeau avec qui je danse dans une pièce de Dimitri Chamblas. Les danseuses ont toutes des parcours différents et sont originaires de France, Colombie, du Burkina, du Mali, Madagascar, d’Ukraine… C’était important pour moi de composer une équipe multiculturelle et de mettre en jeu les singularités de chacune. 

Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique ?     

J’ai apporté en studio des musiques classiques, des musiques traditionnelles… Nous avons fait beaucoup d’improvisation guidées, j’ai partagé des images, des récits, des souvenirs, etc. J’ai l’habitude de chercher des états et des qualités de corps avant d’écrire le mouvement. Puis j’ai progressivement ajouté des musiques de Bach, différentes versions des fugues, etc. Martin était aussi présent durant les répétitions en studio et proposait des choses en fonction des improvisations. J’ai essayé de laisser assez d’espace pour que chacune puisse trouver sa place dans le groupe. Je les ai beaucoup observé avant de commencer à écrire la chorégraphie.

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