Par Wilson Le Personnic
Publié le 7 février 2025
Entretien avec Elise Lerat
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Février 2025
Élise, tu développes ton propre travail depuis plusieurs années. Comment décrirais-tu ta recherche artistique ?
Je commencerais par parler d’élan, la création naît du désir. Je me nourris beaucoup de lectures. L’action de l’esprit est action du corps et du sensible. Il ne s’agit pas que de manier des concepts, mais d’aborder les rapports humains, le rapport au monde pour se mettre en mouvement et agir. Il est question d’établir des pratiques de mise en mouvement, d’ouvrir l’imaginaire, d’éveiller la conscience, de créer du sensible, des images, des récits. J’associe la pensée et le mouvement, ils s’incorporent. Je développe une danse ancrée dans le mouvement, qui convoque la profondeur du vivant et le jeu. J’aime initier des temps de recherche et d’expériences avec la danseuse et anthropologue Manon Airaud : ces laboratoires permettent d’imaginer et d’expérimenter de nouveaux systèmes de mise en mouvement. Je vis là maintenant, dans ce rapport à l’humanité, au monde. C’est le fait d’être qui est essentiel. Je crée, je fais avec ce que je suis.
Ta précédente pièce Feux prenait racine dans un ouvrage de Roland Barthes. Quels rapports entretiens-tu avec la littérature ? Comment la pratique de la lecture vient-elle activer ton imaginaire et guider ta recherche chorégraphique en général ?
La lecture a toujours été très présente dans ma vie et est une source d’inspiration et de connaissance. Mon imaginaire est sensible à la littérature. Elle met tout de suite en mouvement ma pensée et donc mon corps. Je considère l’esprit partie intégrante du corps. Ce qui me donne aussi un rapport organique à mes lectures. Mon imaginaire est tout de suite sollicité, et j’ai comme une nécessité de passer par le corps, d’établir des pratiques pour passer de la pensée à la sensation physique. Vient ensuite le besoin créer des spectacles afin de transfigurer et partager mes visons, mon rapport au vivant et au monde.
Rêve et ivresse s’appuie sur les écrits d’Héraclite et La Naissance de la tragédie de Nietzsche. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?
Ces lectures font écho à une recherche sur le mouvement. La Naissance de la tragédie Nietzsche questionne entre autres les figures de Dionysos et Apollon, ces figures opposées, qui créent la tragédie, le spectacle. Héraclite s’intéresse lui aussi aux figures opposées. De façon plus large, j’ai eu envie d’interroger ce que produisent les oppositions dans notre rapport au monde et dans notre rapport à l’autre. Il s’agit de savoir réorganiser nos perceptions et nos actions en permanence. Les flux qui traversent notre corps créent le mouvement et sa dynamique : l’équilibre, le désordre, la rupture, l’assemblement, la suspension et la chute naissent. Cette exploration prend une dimension sensible et est le reflet des visions des rapports humains, que je perçois via ce prisme. Ici nous n’envisageons l’opposition ni comme une binarité ni comme quelque chose de manichéen. C’est pour cela que j’associe les termes force et flux qui enrichissent la vision. Pour rêve et ivresse, je me suis aussi intéressé aux dithyrambes grecs, des rites dansés et chantés consacrés à Dionysos. Selon Nietzsche le chœur s’apparente à Dionysos et du chœur naît la figure (l’individuation, le personnage) qui s’apparente, elle, à Apollon.
Peux-tu partager certaines réflexions à partir desquelles tu as souhaité travailler ?
Cette création vient questionner ces tensions et ces flux qui sont à l’origine du mouvement et de sa dynamique. Les forces s’agencent, trouvent équilibre et déséquilibre pour, enfin, se réorganiser. J’ai eu envie d’explorer ces différentes forces et cette tentative d’équilibre, comment des corps peuvent s’organiser et se mettre en relation dans ce chaos, comment du geste peut naître de cette situation. J’aime associer ces sensations aux expériences du rêve et de l’ivresse. En mettant en place des contraintes pour induire et traverser des oppositions dans le corps, une forme de jubilation à l’effort apparaît.
Comment as-tu initié le processus de recherche avec les interprètes ?
Lorsque je commence un processus de création, je commence toujours par créer un imaginaire collectif pour l’équipe, à l’intérieur duquel chacun et chacune peut aller expérimenter avec ce qu’il, elle est. Chaque projet est aussi l’occasion d’imaginer de nouvelles pratiques et des rituels spécifiques. Pour rêve et ivresse, j’ai notamment apporté des textes issus de La Naissance de la tragédie et de La vision dionysiaque du monde de Nietzsche, des fragments d’Héraclite, des textes de Barbara Stiegler, François Billeter et Dorian Astor, que nous avons lu ensemble à voix haute en studio. Cette pratique de lecture collective a permis de donner forme à un univers commun et d’avoir des « personnages » référents tout du long du processus de création. J’ai aussi invité Dorian Astor, auteur d’essais philosophiques et aussi dramaturge à l’opéra de Toulouse, pour échanger autour de ce corpus de textes que nous avons établis. Ces conversations ont été des appuis pour induire des mises en mouvement, créer des images et poser les bases de la dramaturgie. J’ai également proposé une pratique de l’hypnose avec les interprètes tout au long de la création, pour entrer dans la puissance des corps et du mouvement, en passant notamment par la contemplation, l’oisiveté, le cri. Ces pratiques ont permis de faciliter certaines traversées d’état de corps, la suspension du temps dans le mouvement, le dépôt du corps sur le sol. Jusqu’à l’ivresse, l’extase du mouvement, dans une répétition intense du mouvement, ou par exemple dans l’exploration de l’accélération du mouvement. Nous avons étudié le cri pour voir ce qu’il produisait dans le corps ainsi que ces représentations.
Peux-tu partager un aperçu du processus chorégraphique de rêve et ivresse ?
La danse et la mise en mouvement des corps sont considérées ici comme un vecteur charnel. C’est-à-dire une danse ancrée dans le mouvement, dans une physicalité qui peut devenir intense. Une danse qui voyage de l’abstraction au sensible. Pour l’expliquer de façon très schématique : dans la mythologie grecque, le chaos est associé à Dionysos, l’ordre à Apollon. Dans la naissance de la tragédie, Nietzsche parle de l’équilibre qu’il est nécessaire de créer entre ces flux. Dans la pièce, cette notion de chaos se concrétise par une exploration de l’équilibre fragile entre tumulte et harmonie. Aussi bien dans l’approche du mouvement qui s’élabore dans les corps que dans l’écriture de la partition. Pour rêve et ivresse, j’ai imaginé une notation spéciale du mouvement pour écrire la partition de la chorégraphie et plus spécifiquement organiser la matière : l’ivresse du mouvement et les pulsions organiques viennent transgresser les limites. Les forces s’agencent, elles mêlent les puissances des corps, les sensations. Elles trouvent équilibre et déséquilibre. Dans les corps s’élaborent des flux et des oppositions qui font naître la dynamique du mouvement : l’équilibre, le désordre, la rupture, l’assemblement. Comment les corps interagissent, se modèlent pour s’assembler ? Comment se différencient-ils pour trouver des distances, se réorganisent en permanence suivant le contexte ? Cette matière se compose de plusieurs systèmes de mise en mouvement qui viennent se répéter, s’entremêler, se transformer. Les danseuses et danseurs font l’expérience d’incorporation, de digestion de ces différentes matières. Ils et elles peuvent affleurer aux limites de la figure, la déborder, l’attirer, l’effrayer, la maîtriser, la pratiquer. La musique est d’ailleurs créée et jouée en direct selon les mêmes principes.
Les interprètes évoluent sur un grand tapis végétal qui se transforme au fur et à mesure de la pièce. Peux-tu partager l’histoire de cet espace ?
J’envisage cet espace végétal comme un plan d’immanence, un terme que j’emprunte à Deleuze : il s’agit d’un espace d’où germe, d’où naît la matière, le vivant, un terreau fertile pour donner vie aux corps, à la pensée, à l’image. Une forme de rituel se crée entre cette végétation et les danseuses et danseurs. La lumière, qui passe de la pénombre à la surexposition, vient transformer cette matière, une odeur de végétation humide suggère une nature primitive… J’ai envie de croire que cet espace ouvre l’imaginaire intime et collectif des spectateurs et spectatrices.
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