Photo undefined

2024.12 Zoé Lakhnati, This is la mort

Par Wilson Le Personnic

Publié le 3 décembre 2024

Entretien avec Zoé Lakhnati
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Décembre 2024

Zoé, ton solo This is la mort est ta première création solo mais tu as déjà plusieurs projets chorégraphiques à ton actif. Comment décrirais-tu ta recherche artistique ? Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta démarche artistique ?

En effet, j’ai créé le duo Where the fuck am I ? en collaboration avec Per Anders Kraudy Solli et la création collective Gush is great avec cinq autres artistes (Simon Le Borgne, Julie Botet, Max Gomard, Philomène Jander et Ulysse Zangs, ndlr.). This is la mort est un premier solo qui poursuit certaines recherches autour de l’iconographie, du corps comme container de mémoire et du glitch comme moyen d’expression chorégraphique. J’avais envie de questionner différentes fictions liées aux corps en train d’expirer ; ce qu’elles nous inculquent et plus particulièrement comment elles sont imprégnées dans mon corps de jeune femme et de jeune danseuse. Enfant, j’ai eu la chance d’aller beaucoup au musée avec ma mère, puis pendant l’adolescence il y a eu la découverte de YouTube puis des réseaux sociaux. J’ai le sentiment d’avoir grandi entre le poids de l’histoire, de ses représentations et la frénésie d’une génération qui produit des images à l’infini. J’essaie de comprendre comment cette multitude d’images nous atteint et nous compose. Entre le digital et l’analogique, le réel et le virtuel c’est la rencontre de deux mondes qui co-habitent dans nos existences contemporaines et qui sont aujourd’hui indissociables. C’est ce qui m’a donné envie de chercher la co-existence des images dans la danse. Plus précisément, je voulais explorer l’idée qu’au sein d’une seule et même danse on puisse cumuler des infinités de corps, venu de très loin dans l’histoire ou de très proche dans nos pop cultures. 

Pour This is la mort, tu t’es inspirée de l’Atlas Mnémosyne, un grand corpus d’images créé par l’historien de l’art Aby Warburg. Peux-tu présenter ce projet d’Aby Warburg et en quoi/comment il a piqué ton attention ?

Durant mes études a P.A.R.TS, j’ai découvert le travail de l’historien de l’art Aby Warburg qui m’a bouleversé. Il a constitué ce qu’il nomme l’Atlas Mnémosyme, un atlas de mémoire sur lequel il a travaillé de 1924 jusqu’à sa mort en 1929 dans lequel il a rassemblé des images venues de lieux et d’époques différentes. Par ce geste, il a remis en question l’idée de chronologie et de sens logique dans l’Histoire de l’Art et a fait apparaître des liens merveilleux entre des images. En les mettant côte à côte, on aperçoit des similitudes dans les formes mais aussi dans le « pathos » (au sens de l’affect) qui en ressort. Warburg s’interroge sur la « survivance » des représentations et cela passe généralement par le corps et la manière dont il s’exprime en image. Il nous dit : « Le corps est un lieu dans le monde, et il est un lieu au contact duquel des images sont produites et (re)connues. ». Je me suis dit que j’avais envie d’appliquer sa recherche à la danse et créer un atlas de mémoire corporelle.

Dans This is la mort, tu fais apparaître différentes incarnations qui se relaient, se floutent et se meurent. Comment as-tu imaginé et élaboré les différentes figures de cet Atlas ?

Le costume a été une ressource fondamentale pour mettre en forme ces différentes figures. Nous avons, avec la costumière Constance Tabourga, cherché de nombreuses combinaisons et expérimenté avec de nombreux matériaux pour arriver à composer des personnages de manière figurative. Au fil de la pièce, on peut voir apparaître un chevalier médiéval, un body builder, une pop star, un espion, etc. Pour ce solo je voulais que des personnages glorieux apparaissent littéralement par les costumes mais qu’ils soient brouillés par leurs danses, comme une sorte de collage étrange. La manière dont ces personnages bougent est toujours liée à l’idée de leurs échecs, leur défaites, leurs flops, leurs morts… Et pour mourir, il faut vivre, pour échouer il faut essayer. Ce sont donc les costumes qui les font exister de manière concrète et qui permettent à ces personnages de s’effriter par leurs gestes.

Quel a été le moteur de cette recherche ?

Je me suis laissée porter par les images qui sont apparues pendant les temps de création. Par exemple, en octobre 2023, nous étions en résidence à Bologne à l’Atelier Si avec Antoine Dupuy Larbre, le dramaturge de la pièce, et Macarena Bielski Lopez, la créatrice sonore. Nous avons découvert la Vénus Anatomique de Clemente Susini au Museo Di Palazzo Poggi, le musée de l’anatomie. Il s’agit d’une sculpture en cire très réaliste d’une femme, nue et mourante, son ventre est disséqué, grand ouvert et ses organes « démontables ». Elle a été créée pour analyser les différentes parties du corps. Il s’agit d’une sculpture très technique et scientifique au premier abord mais la manière dont elle est sexualisée et esthétisée nous a énormément choqué. Cette Vénus est devenu le point de départ d’une réflexion autour de la représentation des femmes mortes dans l’Histoire de l’Art (cf. L’épisode Esthétiser les femmes mortes du podcast absolument passionnant Venus s’épilait-elle la chatte ?). Cela m’a donné envie de (re)penser les représentations des corps mourants au plateau et de faire mourir sur scène certains archétypes qui normalement n’y meurent pas ou de façon toujours héroïque.

Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique de This is la mort et comment a tu choisis les différentes images qui apparaissent au plateau ?

L’assemblage des différentes images s’est fait de manière assez instinctive et ludique. Au travers d’improvisations et en essayant de trouver le bon curseur entre narration et abstraction sont apparus des personnages qui se sont fondu·e·s les un·es dans les autres et m’ont aidé à développer des matériaux chorégraphiques. J’ai essayé de comprendre pourquoi certaines images m’intéressaient plus que d’autres. En l’occurrence, il s’agissait toujours d’images assez grandioses et dramatiques qui finissaient souvent par me rendre triste. C’est cette mélancolie qui m’a donné envie de « dé-glorifier » ces représentations. Finalement,  This is la mort met en scène des figures héroïques déchues. Au plateau, je m’évertue à danser le poids de ces corps capitalistes, bodybuildés, conquérants et divertissants qui se désagrègent.

Glitch Feminism : A Manifesto de Legacy Russel a été ton livre de chevet durant la création. Comment cette lecture a-t-elle nourri l’imaginaire de This is la mort ?

J’ai découvert Glitch Feminism : A Manifesto durant le processus de recherche. En le lisant, je me suis dit que j’avais trouvé mon féminisme. Il s’agit d’un manifeste cyberféministe qui s’intéresse à « l’erreur » et à l’accident comme source de libération. Russel parle du bug dans la matrice qui permet de s’émanciper des carcans liés au corps. Elle dit : « Le glitch (…) nous aide à célébrer l’échec comme une force génératrice, une nouvelle façon d’affronter le monde ». À partir de cette réflexion, j’ai commencé à imaginer une danse où j’incarne différents personnages le plus rapidement possible, comme un collage de représentations ; pour brouiller les pistes, mélanger les gestes, entremêler les postures, etc. L’idée étant de faire glitcher les images pour célébrer leurs ambiguïtés et ne jamais les définir à un seul et même endroit de jeu. Russel dit aussi : « Les corps glitchés – ceux qui ne s’alignent pas sur le canon de l’hétéronormativité blanche cisgenre – constituent une menace pour l’ordre social. D’une portée considérable, ils ne peuvent être programmés ». Le glitch permet à la danse une infinité de possibilités d’incarnation et la permission de performer une immense variété d’identités.

Le 19 novembre 2024, festival Neuf Neuf à Toulouse
Le 21 novembre 2024, Halle Tropisme à Montpellier
Les 13 et 14 décembre 2024, La Raffinerie / Charleroi Danse,
en co-programmation avec les Halles de Schaerbeek, Festival HP24
Du 12 au 14 mars 2025, Ménagerie de verre, Festival Les Inaccoutumés
Juin 2025, Festival Uzès danse