Par Wilson Le Personnic
Publié le 5 décembre 2024
Entretien avec Marine Colard
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Décembre 2024
Marine, ton parcours se trame à la croisée de plusieurs disciplines : danse, théâtre, musique… Tes pièces témoignent de ton goût pour les formes transdisciplinaires. Comment décrirais-tu ta démarche ? Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche artistique ?
Curieuse, multiple et en chantier. Je me suis formée au théâtre, à la danse et à la musique, et lorsque je me suis mise à créer mes propres pièces en 2020, j’ai rapidement proposé à des personnes issues de la danse comme du théâtre de faire partie du premier projet Notre Faille. Nous avons créé une pièce faite de micros fictions d’une minute trente sur notre famine temporelle collective. Pour moi cette première pièce est le reflet de la recherche artistique qui en découle. J’ai eu besoin de créer avec différentes matières un univers où le théâtre, la danse et la musique s’entrelacent pour célébrer les absurdités de la vie quotidienne. Je cherche sans cesse à trouver une zone de décalage, c’est pourquoi la transdisciplinarité est nécessaire pour moi, pour mettre les registres en distance les uns des autres et jouer avec ce que cela produit sur le plateau.
Ta précédente pièce Le Tir Sacré explorait la musicalité du commentaire sportif. Bataille Générale poursuit cette recherche autour de la parole mais explore cette fois-ci la peur de prendre la parole en public. Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?
Je me suis rendue compte au fur et à mesure de cette création que le sujet dont je voulais parler était plus personnel que celui de l’art oratoire en public. En travaillant sur cette pièce m’est revenu un souvenir, une phrase qui, enfant, m’avait coupée la parole où l’on m’a dit « qu’est-ce qu’elle parle celle-là ! ». Dans ma tête d’enfant, j’ai cru que c’était un mal de parler et de s’exprimer, qu’il fallait doser ses mots. C’est donc une pièce sur la sensibilité et la place de la parole qui est arrivée. J’ai travaillé l’assurance et la puissance du verbe, mais également les difficultés à nous exprimer, les hésitations, les silences, l’empêchement. J’ai continué à traiter la musicalité du langage avec sa force, son pouvoir, sa puissance en miroir de sa fragilité et sa non assurance. J’ai pris la parole à rebrousse poil pour montrer les désirs de s’exprimer sans qu’aucun son ne sorte des bouches.
Peux-tu partager certaines idées qui sont au cœur de Bataille Générale ?
Au cours de mes recherches, j’ai lu que la deuxième peur de l’humanité, juste après celle de la mort, est celle de prendre la parole en public. Les personnes dont c’est le métier de s’exprimer en public savent que les gestes ont autant – voire plus – d’importance que les mots prononcés et une étude montre qu’on ne retient que 7% des mots dans une prise de parole. Le reste repose sur la gestuelle, les mouvements du visages, les postures, le timbre de la voix : tout le langage corporel. J’ai souvent la sensation que les mots ne suffisent pas pour dire quelque chose et qu’en nommant ce quelque chose, on le limite.
Ta recherche est toujours nourrie par de multiples références : lectures, films, arts visuels, etc. Peux-tu partager certaines de tes références et comment elles ont été déterminantes dans ta recherche ?
Il y a entre autres le documentaire À voix haute : la force de la parole réalisé par Stéphane De Freitas et Ladj Ly qui met en scène des étudiants de Seine-Saint-Denis qui se lancent dans le concours de prise de parole Eloquentia. On les voit prendre confiance en eux petit à petit, suivre des cours de théâtre, il y a une réelle mise en scène de la prise de parole qui a nourri la mise en scène de Bataille Générale. Je me suis aussi inspiré des exercices d’articulation qu’on appelle « virelangues ». Ce sont des séquences de mots avec des syllabes phonétiquement proches à prononcer rapidement où tout est fait pour se tromper. J’ai retrouvé ici l’effort du verbe dont j’ai fait l’expérience dans mon précédent spectacle Le Tir Sacré. Bataille Générale est une danse de bouches qui veulent toutes dire plus haut et plus fort que les autres.
Pour ce projet, tu t’es entouré de danseur.euses et de comédien.nes. Comment as-tu travaillé avec elleux ?
J’avais envie de m’entourer de personnes ayant l’expérience du théâtre pour pouvoir porter une parole au plateau. Nous n’avons pas fait de différence entre les danseur·euses et non danseur·euses, comédien·nes et non comédien.nes. Tout le monde à participé à la recherche chorégraphique et textuelle et sur scène tout le monde parle et danse, avec des dominantes pour chacune et chacun. C’était important pour moi que chacun·e puisse jouer avec et entre les disciplines, j’aime les endroits de jeux et les surprises que cela crée dans les bouches et dans les corps.
Comment t’es tu emparé de ce sujet/cette recherche « chorégraphiquement » ? Peux-tu partager un aperçu du processus chorégraphique de BATAILLE GÉNÉRALE ?
Je me suis inspirée d’images des orateur·rices de l’antiquité à nos jours. Les représentations montrent des corps ouverts et déployés car les voix devaient porter loin dans l’agora, les micros n’existaient pas. Avec l’arrivée du pupitre, on ne voit plus que le haut du corps. J’ai fait un focus sur différentes parties du corps comme les mains qui bougent beaucoup dans les prises de paroles en public et aident souvent à développer la pensée. Les mains parlent, menacent, supplient, admire, promettent… Dans les corps, nous traitons la peur de prendre la parole mais aussi l’autorité et le pouvoir. La maîtrise du langage qui donne une posture au corps. La scénographie est aussi un partenaire de cette écriture chorégraphique avec des bouts de corps qui apparaissent progressivement derrière le tissu.
Le décor est un grand chapiteau noir. Peux-tu partager l’histoire de cet espace et sa dramaturgie ?
Ce chapiteau est comme le petit théâtre de l’enfance, fermé au début de la pièce, renfermant les peurs, les sons des souvenirs. C’est l’aboutissement d’une recherche sur les rideaux et leur ouverture permettant de faire des entrées sur scène. C’est un espace qui impressionne par sa hauteur, comme l’endroit des prises de parole qui peuvent être impressionnantes. Mais c’est aussi un terrain de jeu, intimement lié à la production de mouvements et un outil pour créer les glissements dramaturgiques de la pièce. Le drapé du tissu nous sert autant de toge en clin d’œil à Cicéron que de coulisses des souffleurs au théâtre pour dire notre texte. C’est un espace que l’on manipule le long de la pièce, lui aussi se transforme et laisse apparaître l’ondulation, en écho à la vibration de nos cordes vocales.
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