Par Wilson Le Personnic
Publié le 19 novembre 2024
Entretien avec Ruth Childs
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Novembre 2024
Fun Times est une étude du tragi-comique. Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur ce genre en particulier ? Quels potentiels chorégraphiques as-tu pressenti dans le tragi-comique ?
Pour cette première pièce de groupe, j’ai eu envie de travailler sur la joie d’être ensemble, l’amusement, le rire, le plaisir de danser. Mais je me suis assez vite demandé si on avait toujours le droit de s’amuser ensemble, aujourd’hui, avec l’état actuel du monde… Lorsque je suis en groupe, je peux observer un mélange de culpabilité, de cynisme, de tristesse et un besoin de lâcher-prise. Je me suis alors intéressée au tragi-comique, qui est profondément lié à l’absurdité de la condition humaine. J’aime tout ce qui peut avoir un sens multiple, et le tragi-comique permet de travailler sur la joie et le désespoir, en même temps, avec humour. Et puis, je trouvais intéressant de continuer ma recherche sur l’expressivité du corps que j’avais initié avec ma précédente pièce Blast !. Je sentais que le groupe pourrait amplifier cette matière chorégraphique et ouvrir de nouvelles possibilités de lectures.
Tes recherches sont toujours nourries par des films, des musiques, des livres, etc. Peux-tu partager certaines références de Fun Times ?
J’ai écouté beaucoup de musique avant de rentrer en studio avec les interprètes, notamment l’opéra-comique Les Noces de Figaro et l’opéra tragi(comi)que Don Giovanni de Mozart, qu’on entend d’ailleurs dans la pièce. J’ai aussi lu beaucoup d’ouvrages avant et pendant le processus : Le Rire d’Henri Bergson, Vivre avec le trouble de Donna Haraway, Art and Laughter de Sherri Klein, Le Paradoxe du Rire d’Olivia Gazalé, etc. J’ai été pas mal inspiré par Tango de Zbigniew Rybczyński, un court métrage d’animation que j’ai découvert grâce à La Ribot il y a une dizaine d’années. Et j’ai aussi été très touché par le faux documentaire Les Clowns de Federico Fellini que j’ai découvert tard dans le processus. J’ai également apporté des films en studio : nous avons étudié des scènes de rire et de pleurs dans Amadeus de Miloš Forman ou dans Midsommar d’Ari Aster. J’ai été inspiré par l’ambiance tragique des Perses de Jean Prat d’après la tragédie d’Eschyle ou l’esprit cynique de The Triangle of Sadness de Ruben Östlund. Je me suis aussi documenté sur la structure des pièces de théâtre tragi-comique comme En attendant Godot de Samuel Beckett mais finalement j’ai préféré qu’on invente ensemble notre propre imaginaire tragi-comique.
Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique avec les danseur·euses ?
Pour cette pièce, j’avais envie de travailler sur la notion d’absurde, aussi bien pour la dramaturgie que pour l’écriture du mouvement. Pour ce faire, j’ai focalisé mon intérêt sur deux principes : la boucle et le montage. La boucle permet un jeu très intéressant avec l’espace (des entrées/sorties en scène à répétition) que je n’avais jamais exploré dans mes précédentes créations. Je me suis également intéressé au montage, une technique que je n’avais jamais réellement considéré mais qui me paraissait pertinente étant donné que la tragi-comédie est un montage de deux genres en soi. Ce principe permet de faire des collages surprenants, de composer avec des gestes et des états de corps très différents. J’ai par exemple proposé aux danseur·euses de faire des improvisations sur l’ouverture de Nozze di figaro. Il s’agit d’une partition musicale très fleurie, parfois presque ridicule, mais aussi très joyeuse. J’ai demandé à chaque interprète de réagir spontanément à cette musique mais en gardant un rapport assez rigoureux avec la mélodie. À partir de toutes ses improvisations, j’ai écrit un montage de gestes pour chaque interprète. Cet exercice donne à voir une danse ludique, parfois enfantine et tantôt virtuose. On s’est beaucoup amusé à pratiquer cette technique ensemble, tellement que j’ai décidé de faire une deuxième danse à partir de ces matériaux, mais cette fois-ci à l’unisson, sur le principe d’un puzzle de gestes. Nous avons aussi fait un travail autour de matériaux plus théâtraux ou vocaux. Par exemple, une des scènes de Fun Times où nous pleurons est directement inspirée par une scène du film Midsommar. Nous avons tenté de reproduire plusieurs versions de cette scène : une plus musicale, une autre plus théâtrale, une autre plus extravagante, etc. Je trouvais intéressant d’aborder le rire de manière mécanique : tester un rire plutôt sincère, moqueur, enfantin, etc. Parfois on danse en riant et parfois le rire est notre danse. J’ai par exemple décortiqué un corps en train de rire pour en extraire une mécanique chorégraphique. Dans une autre séquence on s’est donné le challenge de rire pendant qu’on exécute une danse collective complexe. J’ai parfois l’impression qu’on est dans une comédie musicale, car nous avons un plaisir fou à danser et chanter en même temps, et ça nous fait beaucoup rire.
La musique occupe toujours une place importante dans ton travail. Peux-tu revenir sur le processus de recherche musicale et sonore de Fun Times ?
Pour cette création, avec Stéphane Vecchione (collaborateur de longue date), nous avons eu envie de confronter plusieurs univers musicaux sur le principe de collage. Dans les précédentes pièces, le travail de la musique s’était focalisé sur des genres ou des familles sonores : la bande son de fantasia est composée uniquement de musique classique et pour Blast! nous avions travaillé uniquement à partir de percussions. Pour Fun Times, nous avons été très inspirés par le travail de Christian Marclay (artiste plasticien, musicien expérimental et compositeur) et plus particulièrement par son œuvre Video Quartet. Il s’agit d’une projection de quatre vidéos synchronisées d’extraits de films des années 20 au début des années 2000 qui se répondent et s’enchaînent ingénieusement par la musique ou le son. J’aimais beaucoup les émotions produites par le montage parfois harmonieux ou cacophonique. Sur le même principe de collage et d’enchaînements organiques, nous avons donc décidé de confronter l’univers des opéras de Mozart aux sons synthétiques et rythmiques des années 80 (mes années d’enfance, une époque où j’ai l’impression qu’on avait encore pas mal d’espoir sur notre futur). Je savais aussi que je voulais travailler avec la voix pour cette pièce. C’est toujours un élément important dans mon travail mais ici d’autant plus avec le travail sur le rire, les pleurs, et l’opéra. Je me suis aussi inspiré du travail de Meredith Monk et Laurie Anderson, que j’ai beaucoup écouté au début du processus, pour faire des improvisations ensemble, à partir desquelles Stéphane a composé des partitions vocales.
Comment as-tu articulé recherche musicale et chorégraphique ?
Les recherches musicales et chorégraphiques se sont développées ensemble et progressivement pendant tout le processus de création. Nous avons exploré un dispositif que nous avions créé pour mon précédent solo Blast! qui permet de jouer des instruments avec la voix et de chanter de la musique spontanément. Nous avons commencé par un chant très minimal, composé de Hi, Ha, He, Ho (car hi hi ha ha ho ho sont des interjections qui viennent du rire) harmonisé sur les Noces de Figaro. Ce chant est ensuite parasité par différents évènements comme des pleurs ou des rires, de la musique, etc. Pour donner un exemple du dispositif, dans un des tableaux qu’on appelle « la diagonale tragique », nos corps basculent d’avant en arrière, tiraillés entre joie et désespoir. Nos voix déclenchent des violoncelles en live, ce qui produit une image à la fois drôle et étrange : ce n’est pas tous les jours qu’on peut-être un quintet de violoncelles ! Dans une autre scène, Stéphane a imaginé un dispositif qui permet de jouer différents morceaux de musique à travers deux octaves. Par exemple, si je chante sur la note C4 j’enclenche le début de Somewhere Over the Rainbow du Magicien d’Oz, puis si je monte sur la note D4, je déclenche Sunday Morning de Velvet Underground, et si je pousse au DC#4 j’enclenche Kissing You de Des’ree. Les autres danseur·euses ont chacun·e leur propre playlist : Ha Kyoon a toute une gamme d’extraits de musique Noise, Karine a plutôt de la musique pop (Kate Bush, Prince, Madonna) Bryan de l’opéra et Cosima de la musique électronique (Kraftwerk, Gershon Kingsley). C’est du live, c’est surprenant on ne sait pas exactement sur quelle musique on va tomber, ça nous met dans un état d’écoute et de fragilité excitant.
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