Par Wilson Le Personnic
Publié le 21 octobre 2024
Entretien avec Zoé Lakhnati & Per Anders Kraudy Solli
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Octobre 2024
Zoé, Per, votre duo Where the fuck am I ? est votre première collaboration. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre et partager vos atomes crochus ?
Zoé Lakhnati : Nous nous sommes rencontré·es à P.A.R.T.S, une école de danse contemporaine à Bruxelles. Nous sommes devenus ami·es très rapidement. À cette époque, je parlais à peine anglais alors que Per avait, de mon point de vue, un anglais parfait. Très scandinave… Il avait l’air très drôle donc j’ai essayé de communiquer avec lui et il a essayé, tant bien que mal, de me comprendre. Il a été très patient. Je crois que notre relation et ce duo s’est aussi construit à partir de notre rapport à la langue et à l’anglais international que nous parlons ensemble.
Per Anders Kraudy Solli : Nous nous sommes aussi rencontré·es pendant une période très étrange : notre promo de P.A.R.T.S. était la génération Covid, on l’appelait en rigolant « the cursed generation » (génération maudite)… Ça a été très dur pour beaucoup d’entre nous. Nous avons commencé à travailler ensemble juste après le deuxième confinement et après avoir été séparé·es pendant plusieurs semaines, je me souviens du profond désir de passer du temps ensemble en studio. On voulait trouver tous les moyens d’être connecté·es, de danser et de chanter ensemble mais à ce moment-là, nous n’avions pas le droit de nous toucher ou d’être trop proches. Et maintenant que j’y pense, dans ce duo il n’y a presque pas de contact physique entre nous mais il y a une connexion très intime qui se dessine ailleurs, dans quelque chose de presque télépathique.
Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de Where the fuck am I ?
Per Anders Kraudy Solli : Le Festival Dansand! à Ostende a invité les étudiants de P.A.R.T.S. à présenter leur travail, ce qui nous a donné l’opportunité de créer une forme courte ensemble. Très vite, nos recherches se sont focalisées autour de la relation entre la voix et le corps. J’ai commencé par créer un collage sonore à partir de différents sons qui me passaient par la tête et Zoé a créé la même chose physiquement en construisant un collage pour répondre à cette matière sonore. Nous avons passé énormément de temps en studio à développer cette pratique et à expérimenter des possibilités qui pourraient relier ma voix à son corps.
Zoé Lakhnati : Toutes ces heures en studio nous ont permis de partager des imaginaires et des références, de comprendre quelles sont les images et représentations qui nous traversent et pourquoi. C’était beaucoup d’improvisation pendant lesquelles j’essayais d’incarner différentes figures ou personnages avec Per qui tentait de les sonoriser en live. Nous avons essayé de pousser nos compétences tout en trouvant la spécificité de notre pratique pour pouvoir ensuite la déconstruire.
Per Anders Kraudy Solli : Et je crois que c’est là que nous avons commencé à vraiment nous amuser. On mélangeait des sons et des gestes hétéroclites en découvrant les tensions qui pouvaient en résulter… On explorait le potentiel comique et dramatique que pouvaient engendrer ces associations. De nombreux personnages ont commencé à apparaître, un vocabulaire commun qui nous appartient, un atlas intime d’images et de sons…
Pourriez-vous donner un aperçu de cette pratique et de vos matériaux de travail ?
Per Anders Kraudy Solli : Pour Where the fuck am i ? nous avons imaginé une pratique qui envisage nos corps comme des canaux d’images et de références. Comme si tous les mouvements que nous enregistrons dans notre corps pourraient ensuite surgir à tout moment, sur le principe du zapping ou du scrolling. Il s’agirait de se mettre dans un état de possession volontaire afin d’accueillir des entités extérieures dans nos corps. On aime bien d’ailleurs référer cette pratique à celles de « l’adorcisme » (pratiques visant à apaiser ou à accueillir des entités spirituelles dans une personne ou un lieu, contrairement à l’exorcisme, qui a pour but l’expulsion de l’esprit, ndlr).
Zoé Lakhnati : C’est l’idée du corps qui serait comme un « container » de mémoire. Nous avons tous les deux grandi pendant le boom des réseaux sociaux et nous avons développé, de fait, un rapport particulier aux écrans. Les informations nous arrivent sans cesse, parfois même sans notre consentement. Où vont toutes ces images que nous absorbons ? Nous avons tenté de chercher et d’étiqueter ce qui est stocké, consciemment et inconsciemment. Nous avons eu envie de questionner ce rythme effréné en l’incarnant au plateau et en montrant la perdition que cela peut infliger au corps. Il y avait également l’idée de « purger » le contenu de nos vies. Le matériel que nous avons développé nous a amené vers des références inscrites et stockées en nous. Certaines sont communes et d’autres très personnelles : pour moi c’était l’image de la ballerine et le personnage de Fifi Brindacier par exemple et pour Per c’était Michael Jackson ; l’idole de son enfance. On a même décidé d’en faire une scène à part entière.
Per Anders Kraudy Solli : Je suppose que ce duo parle aussi de ce que nous aimerions interpréter au plateau et de le permettre mais également de questionner toutes les représentations avec lesquelles on a grandi. Et du plaisir de les performer ! Nous avons choisi de ne pas hiérarchiser ces références entre elles mais de les mettre toutes ensemble et de faire le pari d’une « méta-pop-modern-dance », d’associer et de superposer des éléments divertissants et accrocheurs avec des symboles cachés et abstraits.
Zoé Lakhnati : Par exemple, nous sommes partis du principe que les mouvements de Michael Jackson et les phrases chorégraphiques de Trisha Brown vivent ensemble dans nos mémoires musculaires. Une posture issue d’une peinture de Michelangelo et les gestes d’une skincare routine pourraient partager le même espace temps. Le son d’une porte qui grince et la chanson Baby one more time de Britney Spears pourraient se succéder, etc. Nous avons donc cherché un espace où les faire exister les uns à côté des autres, les faire vibrer, les faire grincer.
Les écrits du philosophe et critique Mark Fisher ont guidé en partie votre travail. Comment sa pensée a-t-elle infusé dans cette recherche ?
Zoé Lakhnati : En effet, Capitalist Realism, Is There No Alternative ? et Ghosts of My Life, Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures ont été nos livres de chevet durant une grande partie du processus. Dans ces livres, il écrit que l’art ne « peut plus qu’imiter des styles morts, parler avec des masques ». Ce duo est finalement un jeu de masque et d’interprétation. Les écrits de Fischer nous ont confronté à notre monde hanté d’images et donc à notre incapacité à en inventer de nouvelles. Ce duo aborde aussi l’idée et la sensation d’être prisonnier·es de ces flux d’images qui passent dans nos corps de manière incessante. Il y a, je crois, une forme de pessimisme et de tristesse qui émane de cette réflexion et qui s’illustre dans la pièce par nos corps parfois perdus, paniqués ou paralysés.
Per Anders Kraudy Solli : La lecture de Fischer nous a amené à la notion d’« hantologie » qui nous a passionné. Il s’agit d’un mot-valise composé de « hantise » et « ontologie », également appelée études spectrales. Ce concept, apparu au début des années 2000, part du constat que la plupart des œuvres (musicales, cinématographiques, etc.) se construisent à partir de traces à la fois visibles et invisibles issues du passé et qui hantent le présent. Fischer parle beaucoup de musique et nous dit qu’elle est particulièrement adaptée aux spectres, parce qu’elle « donne à entendre ce qui n’est pas là, la voix enregistrée, la voix qui ne garantit plus la présence ». Le fait d’utiliser uniquement ma voix dans Where the fuck am I ? est une tentative d’avancer vers cette pensée. En ce qui concerne l’hantologie, Fischer emprunte cette expression à Jacques Derrida qui nous a mené à la découverte du film Ghost Dance (1983) de Kenneth McMullen. Ce film met en scène Derrida et aborde les thèmes des fantômes, de la mémoire et du passé. Dans ce film, le philosophe raconte que « le cinéma est un art de faire revenir les fantômes. » ; je pense que la danse et la musique le sont tout autant.
Du 13 au 15 novembre à la Ménagerie de verre dans le cadre du festival Les Inaccoutumés, avec le festival Danse Dense et le Centre Wallonie Bruxelles à Paris.
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien
Georges Labbat, Self/Unnamed
Entretien
Bouchra Ouizguen, Éléphant
Entretien