Par Wilson Le Personnic
Publié le 26 septembre 2024
Entretien avec Nina Laisné
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Septembre 2024
Nina, ton travail se trouve à la confluence de plusieurs médiums et de pistes de recherche. Comment décrirais-tu ta recherche artistique ? Peux-tu partager les grandes réflexions qui traversent ta recherche/démarche artistique ?
J’ai en effet une pratique transversale, qui ne se réduit pas à un champ d’expression. Mon rapport à la création s’est progressivement construit à travers une double écriture, l’une musicale et l’autre visuelle. La forme, quant à elle, varie énormément : film, mise en scène, exposition, édition, etc. et les réseaux de diffusion sont tout aussi multiples. Bien souvent, mon travail prend sa source dans des archives historiques, un passé qui sommeille ou qui est enfoui sous plusieurs couches d’histoire. Je fonctionne souvent par association, par confrontation ou croisement, ce qui produit un nouveau geste, tord légèrement la réalité qui nous était connue jusqu’à maintenant et permet de regarder l’Histoire collective par un autre prisme que celui de l’Histoire officielle, via des identités singulières ou marginales.
Como una baguala oscura a comme point de départ le travail de la pianiste et compositrice Hilda Herrera, figure du folklore argentin. Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur son travail ? Quels potentiels as-tu pressenti dans sa musique en particulier ? Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de cette création ?
Ma rencontre avec Hilda Herrera intervient très tôt dans mon parcours. À l’âge de 9 ans, j’ai eu la chance d’assister à ses premiers concerts en France, grâce à Miguel Garau, mon professeur de guitare dont elle était très proche. Ce fut un choc immense, une épiphanie. À cet âge-là, je n’étais pas encore consciente de ce qui constitue la spécificité de son écriture, ni de la figure extraordinairement inspirante qu’elle incarne pour l’Argentine, mais j’ai immédiatement trouvé en elle le berceau de ma passion pour les musiques traditionnelles d’Argentine. Depuis, sa musique ne m’a jamais quitté et au fil des années, une amitié et une complicité se sont nouées entre nous. Voilà des années que je nourrissais le désir de lui consacrer un spectacle. Hilda est aujourd’hui âgée de 91 ans et, bien qu’elle continue à donner des récitals avec une vivacité folle, elle ne voyage malheureusement plus outre-Atlantique. Je ne pouvais donc pas rêver d’une tournée avec elle. J’ai alors pensé à traduire chorégraphiquement ses partitions. Son sens du rythme absolument inouï, fait de spontanéité et d’improvisation, rend ses musiques très complexes à danser, mais son jeu percussif, rappelant le bombo legüero, m’a toujours évoqué le mouvement et la danse.
Tu as invité Néstor ‘Pola’ Pastorive, danseur virtuose de zapateos argentins, à te joindre à ce projet. Qu’est-ce qui a motivé cette invitation ? Quelles intuitions as-tu eu autour de cette rencontre ?
J’ai fait la connaissance de Néstor ‘Pola’ Pastorive il y a quelques années. Quand je l’ai vu danser, j’ai été bouleversée par sa façon d’incarner une vision très singulière et très libre des danses folkloriques argentines. Il s’émancipe des codes parfois très virilistes du Nord-Ouest du pays, sans jamais perdre l’ancrage dans les racines folkloriques. À mes yeux, il est tout autant danseur que percussionniste. Comme Hilda, il rayonne par sa grande richesse rythmique, tout en conservant une vraie spontanéité. Ils partagent aussi ce côté joueur et ce désir de ne jamais reproduire deux fois la même chose. C’est délicieux de les voir savourer chaque instant, guidés par leurs intuitions, se surprendre eux-mêmes de leurs propres audaces. Pour moi, c’était une évidence de créer une rencontre entre ces deux passionnés de rythmes.
Tu as travaillé en partie à partir d’archives musicales et vidéos. Peux-tu donner un aperçu de ce travail de recherche ?
Je ne voulais pas simplement donner à entendre le répertoire d’Hilda, mais aussi le contextualiser, particulièrement pour un public qui méconnaît l’histoire de l’Argentine. À de nombreux égards, Hilda est une figure de résistance : tout d’abord parce que c’est une des rares femmes compositrice dans le monde très (trop !) masculin du folklore argentin, c’est aussi la première à avoir réussi à imposer le piano soliste dans ces répertoires. Une grande partie de son œuvre a d’ailleurs été interdite de diffusion durant la dictature des généraux, notamment pour le choix des poèmes qu’elle a mis en musique et qui donnaient une voix à des populations méprisées. C’est très troublant de voir comment ses choix et son histoire intime font écho à une histoire plus vaste, celle d’un pays blessé. C’est pourquoi il me semblait essentiel que la rencontre avec l’œuvre d’Hilda passe aussi par le récit. Son récit, avec ses mots, sa pudeur, ses failles… Hilda partage donc le plateau avec Pola par l’intermédiaire d’un écran. C’est d’une certaine manière une intrusion du réel sur la scène du théâtre, une brèche ouverte sur l’Histoire. Une approche presque documentaire, très nouvelle dans mon travail.
Comment as-tu initié le travail de recherche avec Hilda et Pola ? Peux-tu revenir sur votre rencontre en studio ?
Les premières recherches avec Pola se sont déroulées en parallèle de l’enregistrement d’un nouvel album d’Hilda (La iluminada, qui vient tout juste de paraître sur notre label Alborada éditions). Je voulais que cette production scénique soit l’occasion d’un partage et d’une transmission. Ainsi Pola a assisté à l’intégralité de l’enregistrement. Être témoin de ces moments de pure magie, voyant ce disque fleurir heure après heure, a permis à Pola de comprendre comment ces mélodies jaillissaient des doigts d’Hilda. Ses intuitions, ses phrasés, ses appuis rythmiques… Ces quelques jours de studio ont réellement scellé une alchimie entre la musique d’Hilda et la danse de Pola. Par la suite, nous nous sommes retrouvés à plusieurs occasions chez Hilda, pour enregistrer les vidéos dans lesquelles elle se raconte, assise à son piano. Des moments réellement précieux durant lesquels la structure du spectacle commençaient à se dessiner. Nous sommes ensuite, avec Pola, rentrés en France pour travailler sur la danse, nourris de toutes ces expériences. Il s’agissait alors de dresser le portrait d’Hilda, suivre sa trajectoire, et qu’à travers ce portrait apparaisse aussi celui de Pola.
Comment te positionnes-tu face à cet héritage culturel ?
C’est important pour moi de partager une vision bien vivante du folklore, très loin de la carte postale surannée des reconstitutions historiques. Montrer comment c’est un art qui s’écrit au présent, au contact d’extraordinaires artistes qui continuent de célébrer la richesse de ces répertoires et prolongent leurs histoires. C’est d’ailleurs souvent dans les approches les plus avant-gardistes que l’on voit transparaître l’essence même des traditions populaires. Et j’aime particulièrement que le rapport à la virtuosité ne se situe pas uniquement dans l’intensité de la performance. L’émotion ne surgit pas toujours d’un zapateo fulgurant mais elle apparaît aussi dans la poésie d’un geste rudimentaire d’une grande simplicité.
Du 26 au 29 septembre 2024, Festival d’Automne / Chaillot, Paris
Le 5 novembre 2024, La Halle aux Grains, Scène nationale de Blois
Le 7 novembre 2024, Festival d’Automne à Paris / Théâtre 71, Malakoff
Le 21 janvier 2025, Les Scènes du Jura, Scène nationale, Lons-le-Saunier
Les 23 et 25 janvier 2025, CCN de Caen en Normandie
Du 27 au 29 janvier 2025, Théâtre la Vignette, Montpellier
Les 31 janvier et 1er février 2025, Théâtre Garonne, Toulouse
Le 14 février 2025, Théâtre Molière, Scène nationale archipel de Thau, Sète
Le 6 février 2025, Arsenal, Cité musicale de Metz
Le 13 mars 2025, ACB, Scène nationale de Bar-le-Duc
Le 18 mars 2025, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône
Le 20 mars 2025, Le Grand R, Scène nationale de La-Roche-sur-Yon
Le 22 mars 2025, Festival Conversations, CNDC, Angers
Les 25 et 26 mars 2025, Bonlieu Scène nationale, Annecy
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