Par Wilson Le Personnic
Publié le 21 février 2024
Entretien avec Loïc Touzé
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mars 2024
Loïc, tu crées des pièces depuis plus de trente ans. Comment décrirais-tu aujourd’hui ta recherche artistique ?
Je crois que je fais toujours la même chose depuis toutes ces années. Il y a des récurrences, des questions qui insistent, et je tente à chaque fois d’y répondre de manières différentes. Qu’est-ce que la danse ? Où est-elle ? Comment créer les conditions de son exposition ? Comment la lire, comment la partager véritablement pour ce qu’elle offre ? La danse est un terrain d’expérimentation que je considère comme une zone vivante. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de comprendre où et comment elle se manifeste. La danse demande quelque chose d’autre que la chorégraphie et le spectacle pour exister, elle nécessite d’imaginer et de reconsidérer sans cesse les conditions de son apparition. Je travaille à observer ce qui la favorise. La danse se manifeste au travers du corps du·de la danseur·euse mais elle l’excède, elle vient se glisser dans un lieu qui se situe entre celui·celle qui l’active et celui.celle qui la voit. Je vois la danse comme un être supplémentaire composé de rythmes et de puissances et la chorégraphie comme une structure qui peut accueillir ces différentes forces. Mon travail de chorégraphe est de toujours trouver de nouvelles structures et de nouvelles formes pour que la danse veuille bien se manifester. Ces structures que j’invente avec l’équipe qui travaille avec moi, dépendent chaque fois d’un contexte et nécessite d’être attentif à ce qui rend propice l’apparition d’un geste vivant et émancipé. Un geste suffisamment sédimenté pour qu’il puisse durer dans le temps, c’est-à-dire dans l’imaginaire de celui·celle qui le porte, dans la mémoire de celui·celle qui le voit…
Ta nouvelle création Cabaret Brouillon explore la forme et l’imaginaire du cabaret. Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur cet art en particulier ? Peux-tu retracer l’histoire et la genèse de Cabaret Brouillon ?
Cabaret Brouillon résulte de plusieurs réflexions nées durant les confinements successifs. Les théâtres ne pouvaient plus accueillir de public et on ne savait pas combien de temps cette situation allait durer et quelles allaient être les conditions de notre travail à venir. Cette situation m’a amené à reconsidérer ma pratique artistique à une échelle plus locale. J’ai la chance de diriger artistiquement un lieu à Nantes, Honolulu. J’ai donc commencé à imaginer un projet pour cet espace, qui pourrait accueillir des danseur·euses pour expérimenter des numéros inachevés, faire des tentatives, etc. Honolulu à une plasticité assez parfaite pour devenir un petit cabaret. Le moment nous invitait aussi à repenser notre économie et peut-être aller vers plus d’autonomie, de peu dépendre d’autres partenaires. Le cabaret semblait assez idéal comme registre, d’autant que celui auquel je pensais allait prendre une direction minimaliste, avec peu de technique et un rapport assez simple dans son moment de visibilité : une petite scène, quelques tables, peu de lumière, peu de décors…
Au regard de ton répertoire, on peut constater que l’imaginaire du cabaret semble hanter tes pièces depuis déjà plusieurs années…
En effet, je crois que mes précédentes pièces Morceau (2001), Love (2003), La chance (2008), Ô Montagne (2013) ou Forme simple (2018) contiennent déjà des formes cabaretiques ou, pour le dire autrement, sont sous influences d’un cabaret imaginaire, même si ce sont des pièces pour le plateau. Ma formation à l’Opéra de Paris dès l’enfance, très éloignée des rapports que le cabaret invente, est peut-être une des raisons de cet attrait pour ce registre. La structure en éclats, par numéros successifs, le montage que cela suppose mais aussi le rapport de grande proximité avec les spectateur·ices, l’insolence et l’audace, sont un peu tout le contraire de ce que mon éducation en danse classique me proposait alors. Je me souviens aussi au milieu des années 80 d’un film avec Valeska Gert. J’ai été bouleversé par ses danses, son audace, son geste rugueux et transgressif. En quittant l’opéra, j’ai dû patiemment déconstruire ce qui m’avait été inculqué pour changer de paradigme chorégraphique, ces figures pleines d’excès m’y ont aidée. Mes premières pièces sont très frontales, les danseur·euses sont proches du public. Je crois que j’ai eu besoin de me confronter au plus près des spectateur·ices, de voir leurs regards, pour que le moment de la représentation soit une cérémonie, que nous puissions ensemble collaborer aux images qui surgissent entre nous.
Peux-tu me partager l’imaginaire et le terreau de Cabaret Brouillon ?
J’ai tout de suite eu envie d’un cabaret minimaliste, pauvre, un peu sombre, avec des chansons de gestes. J’avais bien sûr à l’esprit le cabaret berlinois de Valeska Gert, le Kohlkopp (Têt’de choux). Nous avons avec l’équipe regarder ensemble des documents, je leur ai montré la captation de Morceau que nous avions conçu avec Latifa Laâbissi, Jennifer Lacey et Yves-Noël Genod il y a plus de vingt ans. Ce projet radical dans mon parcours artistique est comme une préhistoire pour le Cabaret Brouillon. Nous avons aussi écrit des textes, dis des poêmes, partagé des films : Meurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavetes (1976 ), Sweet charity de Bob Fosse (1969), Céline et Julie vont en bateau (1974) de Jacques Rivette, etc. D’autres figures sont remonté à la surface durant le processus, je pense notamment à un solo de Virginia O’brien dans La Du Barry était une dame (1943) de Roy Del Ruth, ou des solos de Roger Pryor Dodge et Mura Dehn, des pionnier·es de la danse Jazz. Ces différentes références étaient présentes avec nous en studio, elles sont pour certaines présentes dans les numéros du Cabaret Brouillon…
Cabaret Brouillon est composé d’une vingtaine de numéros. Chacun a été écrit en collaboration avec les interprètes. Peux-tu revenir sur le processus de fabrication des numéros avec l’équipe artistique ?
Je mets toujours beaucoup de temps à constituer la distribution d’un projet. Réunir une équipe, c’est le début du travail de la composition. David Marques est un collaborateur de longue date et sa présence est d’un grand soutien. Avec Johann Nöhles nous avons commencé à travailler ensemble sur la pièce Petit Trafic en 2021. Lina Schlageter avait déjà fait une reprise de la pièce Love en 2014. Maelle Gozlan, Héléna de Laurens et Laurent Cebe ont rejoint le travail pour ce Cabaret, Alice Gautier est de temps en temps venue faire des retours lors des étapes de fabrications. Mais avec chacun·e des liens existent dans le travail depuis plusieurs années. Toutes et tous ont des forces, des expériences différentes, des imaginaires très spécifiques. La réunion de ces talents crée déjà une forme. Le travail va alors être d’accorder ces forces et qu’elles s’augmentent en se confrontant. J’ai créé les conditions d’apparition des numéros de plusieurs façons, par des jeux et des pratiques, des questions et des propositions. J’ai organisé un processus collaboratif où chacun·e proposait sous forme de feedback performé un point de vue sur le numéro des autres. Nous avons toutes et tous été force de proposition pour que les numéros individuel et collectif se façonnent. Dans les pièces que je compose en général, je m’engage physiquement en studio, je cherche les gestes avec elles·eux, j’invente des pratiques collectives pour faire apparaître les danses. Pour Cabaret Brouillon, le processus a été différent car je ne suis presque pas intervenu chorégraphiquement. Mon rôle ici était plutôt celui d’un metteur en scène. Chaque numéro est une sédimentation de tous les échanges que nous avons eu au fur et à mesure du processus.
On peut constater depuis plusieurs années une véritable porosité entre le monde de la danse et celui du cabaret : des théâtres programment des soirées cabaret et des danseur·euses performent dans des cabarets. Comment expliques-tu cette interrelation manifeste aujourd’hui ?
Je ne sais pas trop. J’ai l’impression que cette porosité a toujours été présente mais qu’elle n’était pas forcément visible pour les spectateur·ices. Aujourd’hui, certaines pratiques doivent s’exprimer et elles ont besoin d’un espace pour se manifester. Les artistes cherchent des espaces pour expérimenter de nouvelles formes et peut-être que les lieux institutionnels ne sont plus complètement adaptés aux risques artistiques ? J’imagine que les cabarets sont des lieux qui permettent d’approcher d’autres expériences performatives, aussi bien pour les danseur·euses que les spectateur·ices. Parmis les questions qui traversent notre société aujourd’hui beaucoup d’entre elles travail l’indéfinition des genres, le brouillage des identités, cela vaut aussi pour les formes spectaculaires, je sens cela comme nécessaire et stimulant.
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