Par Wilson Le Personnic
Publié le 25 septembre 2015
De sa première pièce À bras-le-corps (1993) à sa dernière création Manger (2014), Boris Charmatz organise et engage notre regard à travers des dispositifs scéniques spécifiques à chacun de ses projets. Avec 20 danseurs pour le XXe siècle, il s’inscrit dans une série de pièces déambulatoires où l’espace devient un terrain d’expérimentation et de rencontre, « éprouvé » et « composé » par le libre parcours du spectateur parmi des corps dansants en mouvement.
Avant de rentrer au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris, le projet 20 danseurs pour le XXe siècle a été présenté pour la première fois à la bibliothèque des Champs Libres à Rennes en 2012, avant d’être présenté dans les salles de collection du MOMA à New York, au pied du monument aux morts soviétiques dans le cadre du festival Foreign Affairs à Berlin et au sein des espaces de la Tate Modern à Londres dans le cadre du projet If Tate Modern was Musée de la danse? Alors que les précédentes éditions avaient pour leitmotiv d’exposer la danse dans des lieux « inédits », cette nouvelle version pour le Ballet de l’Opéra de Paris ouvre de nouvelles perspectives de lecture, à travers ce temple patrimonial de la danse et de la musique, mais aussi à travers ces interprètes devenus les passeurs d’un héritage chorégraphique vivant. Investir le Palais Garnier et faire le choix d’y présenter 20 danseurs pour le XXe siècle, c’est faire dialoguer et confronter cette institution, qui a vu naître les ballets classiques en France, avec plusieurs générations d’artistes qui ont toujours pris le risque d’aller à contre-courant de l’histoire officielle.
Muni d’un petit plan rudimentaire, chaque visiteur-spectacteur traverse le Grand vestibule et suit instinctivement la foule gravir les marches du Grand escalier. Une première salve forme spontanément un périmètre autour d’un danseur au premier palier de l’escalier à double révolution avant qu’une seconde série de visiteurs se divise et s’aventure hasardement dans les premières loges. La foule disparate pénètre le Grand foyer, s’agglutine sur la terrasse et envahit les différents petits salons de l’étage. Peu à peu, le public se dissémine aux quatre coins du Palais Garnier, du rez-de-chaussée aux premières loges, l’espace fourmille de spectateurs hagards, attentifs aux mouvements de foule et aux échos musicaux. Libre à chacun de construire alors son propre parcours, de faire des choix stratégiques, de voir, de revoir, d’ignorer les jalons d’un itinéraire anarchique où quadrilles, sujets, coryphées, premiers danseurs et étoile sont désormais émancipés de leur hiérarchie et réunis dans un geste commun, au même titre que les danses qu’ils interprètent chacun avec la même ferveur, du krump au Faune de Nijinski, du Sacre de Pina Bausch à la danse Bollywood.
Chacun des vingt interprètes s’approprie des gestes extraits d’un « carottage momentané » de l’histoire de la danse du vingtième siècle et présente son propre musée corporel à travers ses souvenirs, ses connaissances et ses acquis personnels. À travers une mémoire exhumée et restaurée, le danseur devient un espace de stockage vivant exposé comme une archive vivante et mouvante. Extraits d’une chorégraphie emblématique ou empruntés à la culture populaire, ces solos sont autant de facettes qui constituent un patrimoine chorégraphique notoire ou vernaculaire, contemporain ou séculaire. Pendant le temps de monstration, qui varie en fonction des lieux où le projet est présenté, le spectateur construit lui-même son spectacle de façon autonome, ses déplacements et sa détermination à trouver son propre regard. Seul indice offert par le danseur, un petit discours d’introduction précède chaque danse (titre, nom du chorégraphe, parfois l’année et le contexte de création, la musique qui accompagne la danse…).
En retrait depuis un balcon ou une fenêtre, contre un mur lorsque la foule clairsemée le permet, ou encore assis par terre, le theatron se crée spontanément dans l’architecture baroque imaginée par Charles Garnier : les marches des escaliers deviennent instinctivement des fauteuils, les spectateurs encerclent automatiquement Benjamin Pech au centre de la rotonde des abonnés ou se plaquent contre les murs de la Galerie des Glaces pour laisser Pierre Rétif pendant son extrait du Défilé du Ballet de l’Opéra de Serge Lifar. Cette libre mobilité ordonne une nouvelle mise en espace des corps et des regards et abolit l’architecture du « dispositif théâtre » : il n’y a plus de scène ni de démarcation entre les danseurs et les spectateurs. Une danse au départ frontale s’appréhende ici par de multiples points de vue et une chorégraphie imaginée pour être regardée avec distance est désormais perceptible à seulement quelques mètres.
La migration de la scène au nouveau cadre in situ filtre tous les éléments caractéristiques qui contextualisent la chorégraphie : Le Sacre de Pina Bausch est dépourvu de terre, aucun néon ne flotte au-dessus de l’interprète de Good boy d’Alain Buffard ni aucun décor oriental ne vient faire écho à La Bayadère de Rudolf Noureev. Avec pour seul cadre le marbre et les dorures du Palais Garnier, les danseurs évoluent sous les lumières de service adjoints par de petites enceintes à roulettes lorsque leurs danses sont accompagnées de musique. Des survêtements, des baskets, des vêtements quotidiens se substituent aux justaucorps de Cunningham ou au tutu blanc emblématique de La Mort du Cygne de Michel Fokine, dans un renversement poétique des codes traditionnels.
Puisé en partie dans le répertoire de la compagnie, le corpus chorégraphique de l’Opéra de Paris est mis en tension avec des solos plus « transversaux et transgressifs ». Anémone Arnaud danse Les Noces de Nijinska avant d’interpréter un extrait de Meublé sommairement de Dominique Bagouet, Caroline Osmont fait du voguing avant d’interpréter des petits solos de Valeska Gert, Grégory Gaillard interprète sa danse de la sorcière de Mary Wigman avant de retirer un à un les t-shirts du Shirtology de Jérôme Bel, Julie Martel et Hugo Vigliotti dansent respectivement Who cares de George Balanchine et Die grosse fugue d’Anne Teresa de Keersmaeker avant de s’élancer dans des danses animalières. Dans cette traversée kaléidoscopique, se tissent alors des liens entre les danses du répertoire et un ensemble de gestes venus de la danse traditionnelle, contemporaine, populaire, folklorique ou des arts visuels.
Les matériaux historiques se délient peu à peu pour une réinvention, il ne s’agit plus de voir tel ou tel geste dans son authenticité mais bien dans son intention et à travers le prisme d’un danseur et de sa propre interprétation. Notre parcours devient une orgie chorégraphique où s’accumulent des fragments d’histoires : des noms, des dates et des styles, qui finissent par se confondre et se brouiller dans un ressac d’images et d’informations. Émerge alors une lecture renouvelée du geste : une archive vivante, mouvante, vibrante, dépouillée de toute véracité, et qui s’épanouit dans le plaisir généreux des interprètes à danser et partager pour et avec les spectateurs.
Vu à l’Opéra Garnier. Conception Boris Charmatz. Photo © Agathe Poupeney.
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