Photo © Franzi Kreis

Stina Fors, A Mouthful of Tongues

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 septembre 2023

Depuis plusieurs années, Stina Fors développe une recherche sur la relation/dissociation du corps et de la voix. Guidée par un goût certain pour l’absurde et l’étrange, la danseuse et chorégraphe imagine A Mouthful of Tongues, un étonnant solo dans lequel elle donne à voir et entendre de multiples identités à travers un habile jeu de ventriloquie. Dans cet entretien,  Stina Fors partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de A Mouthful of Tongues

La voix a toujours été un outil important dans votre travail. Comment est né cet intérêt pour la voix ?

Cet intérêt autour de la voix résulte sans doute d’une période de mutisme que j’ai traversé lorsque j’étais étudiante à cause d’une inflammation chronique de la gorge qui a nécessité de me faire opérer. Je me suis fait retirer les amygdales et les tissus de la gorge. Des professeurs, qui avaient l’habitude d’utiliser leurs connaissances sur les chakras dans leurs pratiques chorégraphiques, m’ont fait pas mal de commentaires sur mon chakra de la gorge… J’ai été pas mal en colère par leurs discours new age et leurs pressions autour de ma guérison. Cette situation m’a ensuite amené vers d’autres souvenirs et des pensées que j’ai eu besoin d’évacuer par l’écriture. Pendant plusieurs jours, j’ai écris frénétiquement et cette première matière est devenue la base d’un monologue à plusieurs voix sur le tabou de la violence sexuelle. Cette parole polyphonique était basée sur mes propres expériences et sur d’autres textes écrits par des amis, piochés dans des livres, des chansons ou sur internet. Ma voix est devenue le véhicule des confessions, des séductions, de la honte, de la rage et de la célébration. 

Quel potentiel chorégraphique avez-vous perçu dans la voix ?

En tant que danseuse, j’ai longtemps pensé que le corps était le prisme par lequel je m’exprimais, puis il y a environ une dizaine d’années, j’ai eu un réveil féministe. Je me suis rendu compte que je traversais le monde en souriant et que j’osais peu m’exprimer, que je m’autorisais à ouvrir la bouche uniquement lorsque j’étais sûr d’avoir quelque chose d’intéressant à dire. Ou pour être ironique. J’ai commencé cette recherche autour de la voix lorsque j’étais étudiante. J’avais énormément de temps libre pour expérimenter seule en studio et après de nombreuses heures à jouer avec mes cordes vocales et mon diaphragme, j’ai fini par découvrir et maîtriser le pouvoir incroyable de ces membres vibrants. J’ai pris énormément de plaisir à jouer avec ma voix, j’ai beaucoup travaillé la technique du growl, qui confère à la voix un timbre guttural et caverneux (technique utilisée principalement par les groupes death metal, etc.) Je me souviens que la toute première fois j’ai trouvé gênant de prendre autant de place dans l’espace sonore. C’est pendant cette période d’expérimentation que j’ai découvert la ventriloquie. C’était très exaltant de pouvoir jouer avec cette voix, d’aller chercher d’autres forces à d’autres endroits. Même si elle nécessite une certaine forme de lenteur, cette pratique mobilise énormément de muscles et nécessite une autre forme de respiration. Mes recherches sont toujours guidées par un intérêt pour l’étrange et l’absurde. J’aime beaucoup la ventriloquie car elle permet de troubler le réel, de jouer sur la dissociations et le dédoublement entre le corps et la voix. La parole est devenue pour moi un outil de métamorphose espiègle pour expérimenter d’autres corporéités. Puis au fur et à mesure, j’ai développé plusieurs voix, plusieurs « corps sonores »…

Pourriez-vous retracer la genèse et la création de A mouthful of tongues ?

Je suis musicienne et je fais des performances musicales dans lesquelles je joue de la batterie. J’ai donc commencé par intégrer de petites séquences dans mes performances, comme des intermèdes, entre chaque numéro de batterie. J’ai développé au fur et à mesure un petit répertoire de voix et de corps sonores, puis lorsque j’ai eu assez de matériaux, j’ai eu envie d’imaginer un projet dédié uniquement à la ventriloquie. Un jour, mon partenaire a acheté un livre intitulé A Mouthful of tongues, un roman érotique vraiment minable. Mais j’ai trouvé son titre inspirant et je me suis dit que cet imaginaire pouvait être un bon tremplin pour initier un projet. Par intuition, j’ai commencé par acheter un lot de fausses langues sur Internet. Puis lorsque je les ai reçu, je me suis fait la réflexion que ces langues auraient pu être des accessoires d’un étrange spectacle de magie. Je pense que c’est cette réflexion qui a posé le cadre de la recherche. Je voulais que la voix et le corps soient disloqués, que la question de l’origine du son soit présentée comme une forme d’émerveillement. Je m’amuse toujours lorsque j’expérimente et si j’incarne quelque chose qui me chatouille et me fait rire d’embarras, je sais que c’est le bon chemin. J’ai ainsi repris des matériaux que je maîtrisais déjà, puis j’ai travaillé d’autres situations inspirées d’émissions suédoises pour enfants des années 90, des personnages de scientifiques, de conférenciers, etc. À chaque fois que je présente A Mouthful of tongues, je continue d’expérimenter des situations, j’apprends des langues et j’adapte certains matériaux… Je pense que ce que j’apprécie dans ce travail : il s’agit toujours de tissus mous qui tentent d’apprendre à parler. 

A Mouthful of tongues, vu au far° festival des arts vivants. Conception et performance Stina Fors. Œil artistique Deborah Hazler, Charlotta Ruth. Production Sophie Menzinger. Coproduction Stina Fors, brut Wien soutiens MA7, Huggy Bears art space, Raw Matters, Im_Fliger. Photo © Franzi Kreis.