Photo Oona Doherty Hope Hunt with Sati©Chad Alexander 4 scaled

Oona Doherty, Hope Hunt & The Ascension into Lazarus

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 25 mars 2023

Avec Hope Hunt and the Ascension into Lazarus, la chorégraphe nord-irlandaise Oona Doherty compose une prière rugueuse et vibrante, en deux temps. Un solo comme un coup de poing suivi d’un souffle sacré. À travers des gestes heurtés, des voix de la rue, des références musicales et religieuses, elle invoque les corps cabossés, les masculinités fragiles, les jeunesses à bout de nerfs. Entretien avec une artiste dont la danse fouille les marges, parle haut, et frappe fort.

Hope Hunt and the Ascension into Lazarus est composé de deux volets. Peux-tu présenter le premier solo ?

Hope Hunt est né d’un long échange avec le danseur Neil Brown. En 2013, on passait des heures à discuter, de Wolfgang Tillmans, de Belfast, de Glasgow, de William Burroughs, des années 90, de la culture de la débrouille, de l’école, de l’alcool, des drogues, des modes de notre enfance, de la virilité performée, de la fierté, de la douleur, des logements sociaux, de la glamourisation de la classe ouvrière à travers la mode, du film La Haine, de la santé mentale, de l’autodestruction et de plein d’autres sujets. Puis j’ai commencé seule à composer une sorte de collage poétique, en mêlant cette matière brute, ces discussions, des sons, des souvenirs, des voix, des gestes.

Qu’est-ce qui t’a menée à créer ensuite The Ascension into Lazarus ?

On m’a proposé de produire une courte pièce pour un événement à Belfast. Au départ, je voulais explorer quelque chose de plus doux, de plus éthéré, et j’ai tenté de bouger lentement, avec délicatesse… Mais j’étais encore imprégnée, physiquement et nerveusement, de Hope Hunt. Il brûlait dans mes veines. Alors au final, Lazarus est devenu une sorte de distillation de Hope Hunt, un shooter de vodka à la place d’une pinte. C’est plus court, plus intense, plus tranchant.

La chorégraphie est traversée par une multitude de corporéités. D’où viennent ces figures ?

Je regarde beaucoup de vidéos sur Internet. À une période, j’étais fascinée tout à la fois par le hip-hop, le voguing, le krump, le break, le chamanisme, les danses traditionnelles rituelles, les états de transe, les convulsions épileptiques… En fait, j’étais attirée par tous ceux qui exposent à la fois leur fragilité et leur puissance, leur fierté et leur douleur dans un même geste. Donc j’ai travaillé en laissant mon corps se charger de ce que je voyais, de ce que je ressentais. Je suis persuadée que si tu performes avec sincérité, si tu t’abandonnes vraiment, alors les émotions viennent d’elles-mêmes, elles s’y engouffrent.

Comment t’est venue l’idée de mêler musique sacrée et langue argotique dans Hope Hunt and the Ascension into Lazarus ?

Je me suis laissée influencer par un poème de Kae Tempest, Brand New Ancients, dans lequel le quotidien devient mythe, la banalité devient divine. La musique sacrée est si belle, si ample, si dramatique. En Irlande, elle a un poids particulier, parce que beaucoup de gens trouvent encore un refuge dans la religion. Pourtant, l’église ici reste très conservatrice. L’avortement n’a été légalisé qu’en 2019, et le mariage gay en 2020. Même si cette institution est rétrograde, elle a généré des formes d’art magnifiques. Profaner cette beauté, la détourner dans mes pièces, c’est une manière douce de me venger, de prendre ce langage et de le retourner à ma manière.

À l’image de la danse, les costumes empruntent également dans les vestiaires des sous-cultures urbaines… Comment cette figure s’est-elle imposée ici ?

En 2016, juste après les premières de Hope Hunt, il y avait un vrai retour des années 90 dans la mode. Les hipsters de la classe moyenne se sont mis à porter les baskets et les joggings qu’on voyait dans les raves, dans les quartiers populaires. Le sportswear n’était plus un signe d’origine ouvrière, il devenait un emblème branché, un symbole de gentrification. Quand j’ai créé Hope Hunt, je n’étais pas totalement consciente de ça. J’avais pensé à une sorte d’uniforme bleu marine, dans une matière proche des survêtements. Ça évoquait les mondes carcéraux, hospitaliers, des lieux où j’avais l’habitude de travailler. Et puis, quand cet uniforme devient blanc, c’est une façon de figurer une mort existentielle, une forme de disparition ou de renaissance.

Hope Hunt and the Ascension into Lazarus est aujourd’hui interprété par Sandrine Lescourant et Sati Veyrunes. À quoi répond cette nouvelle distribution ? Comment avez-vous partagé votre histoire à ces deux danseuses ?

J’ai voulu proposer cette nouvelle distribution pour deux raisons. La première, c’est que j’étais épuisée. J’avais dansé la pièce plus d’une centaine de fois. J’avais besoin d’une pause pour pouvoir créer autre chose. Et puis, je trouvais que la pièce était trop enfermée dans un imaginaire nord-irlandais. Les gens l’associaient uniquement à Belfast, à ses rues, à ses tensions. Or Hope Hunt parle de toutes les jeunesses étouffées, bridées, foudroyées par la violence sociale et politique. Ce n’est pas une question de pays, c’est une question de classe. Quand Sandrine et Sati sont entrées dans la pièce, elle s’est immédiatement ouverte à d’autres réalités, à d’autres corps, à d’autres luttes. Le processus de transmission a été très rapide, parce que la chorégraphie est conçue pour mettre les corps à l’épreuve. Quand on la danse, on n’a pas le choix : on montre la vérité de son corps qui lutte pour continuer, pour respirer. Je leur ai simplement donné quelques clés de lecture, des images, des récits, des souvenirs à convoquer. Et ensuite, elles sont parties sur la route, elles ont éprouvé cette matière avec leurs propres histoires, elles y ont greffé leurs voix.

Photo Chad Alexander