Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 12 mars 2015
De marfim e carne – as estátuas também sofrem met en scène un bal étrange, peuplé de figures pétrifiées et traversé par le souffle du mythe. Des corps-statues, suspendus entre la vie et la mort, dansent l’impossible – une métamorphose entre désir, mémoire et résurrection. Entre Pygmalion et Orphée, les gestes s’épaississent, se figent, se déforment, portés par une dramaturgie sonore obsessionnelle. Ici, les musiciens deviennent sculpture, les corps deviennent musique, et le bal devient un lieu d’hybridité : un espace hanté où la matière rêve encore. Une chair d’ivoire, à la fois blessée et vivante.
Quel a été le point de départ de ta nouvelle création De marfim e carne – as estátuas também sofrem ?
La matière figée, le corps arrêté, la chair faite pierre. Le mythe de Pygmalion, mais aussi celui d’Orphée, ont constitué des pivots imaginaires. D’un côté, un homme qui sculpte une statue et la désire jusqu’à la vie. De l’autre, celui qui chante pour faire revenir des morts. Deux figures guidées par le désir, par la puissance d’une métamorphose. Ce qui nous a traversés, c’est la question du seuil : quand est-ce qu’un corps cesse d’être vivant ? Quand devient-il statue, image, icône ? Et surtout : que peut encore un corps pétrifié ? Peut-il encore danser, aimer, rêver ? C’est ainsi qu’est née l’idée d’un bal de pétrifiés, un bal où les gestes sont suspendus, déformés, débordants, un bal hanté par ce que le corps a retenu.
Ta précédente pièce prenait racine dans l’univers pictural de Cranach, Van Eyck et Bacon. Quelles images ou références ont nourri cette nouvelle création ?
Notre première inspiration a été Les statues meurent aussi d’Alain Resnais et Chris Marker. Ce film nous a frappé par sa puissance plastique : la succession des plans, la prolifération des visages-masques, les ruptures de rythme, l’intensité lumineuse et sonore. Ce que le film fait aux objets, les réanimer, les réveiller, nous avons voulu le faire aux corps. Faire de la scène un espace animiste, où les corps deviennent mémoire, spectres, appels, mais aussi résistance. Il y a aussi des échos de Vertigo de Hitchcock, de Persona de Bergman, d’Orphée de Monteverdi et du Testament d’Orphée de Cocteau. Autant de fictions où le regard transforme, où l’image possède, où le double surgit. Ce sont des figures d’instabilité, de seuil, d’hybridité, qui nous intéressent. Le corps y est constamment en mutation, traversé par des intensités invisibles.
Comment avez-vous travaillé à partir de ces matériaux ?
Nous avons exploré des états de présence paradoxaux : être là sans l’être, apparaître tout en disparaissant. La danse surgit de cette tension. À partir de consignes très concrètes, danser, chanter, manger, dormir, faire un discours, aller aux toilettes, nous avons laissé les corps produire des images, des accidents, des débordements. Le bal devient ici une fabrique de fragments, un espace ouvert aux fantômes, un théâtre d’apparitions fugitives. On y perçoit des hommages, des ruptures, des rêves, des présences indécises qui oscillent entre figuration et effacement. La musique y joue un rôle fondamental, bien sûr, mais tout ce qui se passe, y compris les silences, est pensé comme une stratification sensible, une condensation de gestes et d’émotions. Ce que le public voit n’est jamais qu’une survivance, la trace dense d’un processus d’animation.
La musique occupe une place importante dans la pièce. Peux-tu présenter la bande-son ?
La bande-son est composée de morceaux enregistrés et de musique jouée en direct. Tout ce que l’on entend parle d’amour, de désir, de perte, de transgression. On retrouve des extraits de Tchaïkovsky, Monteverdi, Arcade Fire, Bachar Mar-Khalifé, mais aussi des sonorités plus populaires, comme Omar Souleyman, qui troublent les hiérarchies musicales. Un bourdonnement revient de manière imprévisible, comme un signal parasite, un fantôme sonore. Sur scène, trois musiciens jouent des cymbales : ils deviennent eux-mêmes des figures hybrides, à la fois moteurs, décor, catalyseurs. Ils ne sont jamais tout à fait les mêmes d’un soir à l’autre. Nous terminons avec Feelings, dans une version de Nina Simone, chantée, déformée, traversée par le cri. C’est un cri pétrifié. Un chant d’amour immobile.
Certains éléments (bouches grandes ouvertes, yeux figés, postures sculpturales) reviennent fréquemment dans tes pièces. D’où viennent ces motifs ?
Les yeux écarquillés sont des zones de passage : ils s’ouvrent sur ce qui ne se montre pas. La bouche, béante, devient faille ou abîme. Les costumes sont détournés de l’escrime : armures fragiles, repeintes, hybridées. Les jambes noircies rappellent les silhouettes d’ombres, les pieds enracinés. Tout cela participe d’un travail de pétrification inversée : à partir de la matière figée, faire affleurer le vivant. Ce n’est pas une esthétique décorative. C’est une manière de creuser les corps.
Photo de Pierre Planchenault.
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