Photo Agnès Butet

Gaëlle Bourges, Lascaux

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 décembre 2015

Nourrissant depuis une vingtaine d’année une réflexion sur l’histoire de l’art, ses images, ses textes et ses représentations, Gaëlle Bourges interroge notre monde contemporain à la lumière d’une histoire parfois très ancienne. Avec sa nouvelle création Lascaux, la danseuse et chorégraphe continue de tisser des liens entre petite et grande Histoire et fait danser les ombres de la « chapelle Sixtine » de l’art pariétal. Dans cet entretien, Gaëlle Bourges revient sur l’histoire et le processus de création de Lascaux.

Lascaux fait suite à A mon seul désir et votre triptyque Vider Venus, comment s’articule cette nouvelle création avec ces précédents projets ?

Je pourrais dire simplement que je continue à explorer le rapport qui nous avons aux représentations (le mien, mais pas uniquement) – et par conséquent notre rapport à l’histoire des représentations – puisque l’un ne va pas sans l’autre. Il s’agit toujours pour moi de faire apparaître quelque chose sur la scène qui n’a pas encore épuisé notre regard. Je m’explique : les figures de nus féminins qui jalonnent la peinture occidentale, par exemple, restent en attente, comme la tapisserie de La Dame à la licorne, comme l’art pariétal de Lascaux. On peut dire et écrire mille choses sur ces représentations, les copier, les photographier, les disséquer, elles restent comme inépuisées. Il faut toujours en refaire l’histoire critique. J’aime beaucoup le texte de G. Agamben intitulé Qu’est-ce que le contemporain ?. Il y écrit : « contemporain est celui qui reçoit en plein visage un faisceau de ténèbres qui proviennent de son temps ». Certaines œuvres font ça, elles envoient des ténèbres dans leur temps, et non pas des lumières, et continuent d’en envoyer longtemps après. Et je plonge avec elles en les faisant apparaître sur une scène de théâtre – dans une grande pénombre justement, pour m’aveugler avec elles. Cette idée des ténèbres est d’autant plus pertinente quand on pense à l’art des grottes peintes.

Quel a été le point de départ de vos recherche avec Lascaux ?

Le point de départ d’un nouveau projet est toujours une corrélation entre une problématique qui m’occupe, une œuvre plastique qui existe, et une analyse de cette œuvre qui me touche. Dans le cas de Lascaux, trois éléments ont créé un agencement : comprendre ce que serait « trouver refuge » ; la grotte de Lascaux ; un livre de l’anthropologue Daniel Fabre. Dans le cas de « Lascaux », l’oeuvre plastique c’est la grotte éponyme évidemment, mais comme espace géographique d’abord. Que l’on peigne les parois d’un endroit sous terre, c’est déjà étrange, d’autant qu’on sait qu’on n’y vivait pas. Combien d’heures ces hommes et ces femmes travaillaient-ils à peindre et à graver la grotte, et qu’y faisaient-ils une fois qu’ils l’avaient ornée ? On n’en saura jamais rien, mais ce qui reste de ces gestes-là est époustouflant, même si on ne peut le voir qu’en photographies ou dans l’artefact construit à côté de la vraie grotte. Être dans les entrailles de la terre et peindre, voilà deux activités lancées il y a au moins 30 000 ans, sans qu’on comprenne bien pourquoi. En dialogue avec ces deux premiers niveaux, le livre de Daniel Fabre, Bataille à Lascaux (L’Echoppe, 2014), qui revient sur la fascination de Georges Bataille pour la grotte – Bataille a écrit Lascaux ou la naissance de l’art après plusieurs séjours à Montignac. Le livre de Fabre est passionnant à plusieurs égards, et notamment lorsqu’il raconte comment dans une même période, à partir de 1868, on découvre pour la première fois l’art pariétal sous terre (en l’occurrence la grotte d’Altamira, en Espagne), tandis que des vierges marie apparaissent dehors. Le tout plutôt du fait de jeunes gens. Etrange coïncidence, n’est-ce pas ? Cet agencement grotte/ art pariétal/ livre sur les apparitions était assez dense pour ouvrir une voie de recherche.

Vous tissez des liens entre l’histoire de Lascaux, le film Délivrance de John Boorman, des fragments de votre adolescence… Comment ses différentes histoires se font-elle écho ici ?

Les différents éléments du spectacle se relient par empilements successifs : la première liaison est constituée d’un glissement entre cartons et grottes, qui vient de l’enfance. Le carton était pour moi une sorte d’abri pour la tête, même s’il était posé sur un parking dehors. L’important, c’était qu’il y fasse le plus sombre possible, et que je puisse quand même deviner les dessins dont j’avais orné les surfaces internes (des animaux). Une deuxième liaison s’est faite plus tard par coalescence – « soutien gorge » et « préhistoire » se sont collés dans un vestiaire aux Etats-Unis, lorsque j’avais douze ans. Juste après cet incident, j’ai vu par hasard le film Delivrance, et je me souviens avoir pensé que le terme « préhistorique » avait été renversé par la jeune fille américaine qui m’avait interpellée : elle avait traité mon soutien-gorge de « français préhistorique », mais Delivrance me semblait décrire quelque chose de beaucoup plus préhistorique – puisque le terme semblait vouloir dire sauvage et rustique – que mon soutien-gorge artisanal. Pour finir, la concomitance (la troisième liaison pour moi donc, élaborée par Daniel Fabre) entre apparitions de la vierge et art pariétal m’a intéressée parce que je savais que Georges Bataille avait été catholique avant de tout envoyer balader, et qu’il reste quelque chose qui a affaire avec la religion dans le lien qu’il a théorisé entre érotisme et mort, à l’aune de laquelle il lit la fameuse scène du puits dans la grotte de Lascaux (que nous donnons à voir à la fin de la pièce) : un homme à tête d’oiseau, sexe dressé, sur lequel un bison fonce, peint à plusieurs mètres de profondeur dans une cavité étroite accessible que par une échelle – les personnes qui ont peint cette scène il y a environ 17000 ans avant notre ère devaient eux aussi utiliser une échelle. Bataille y voit la preuve intangible d’un lien entre mort et érotisme dès les premières manifestations artistiques des Homo sapiens, c’est à dire nous. Je m’attèle à desserrer ce rapprochement pièce après pièce, mais ce n’est facile parce qu’il s’est figé. J’ai laissé les trois types de liaisons s’entrelacer dans l’écriture à la fois de nos actions, et du récit : le carton et les grottes ; le soutien gorge et la préhistoire ; les vierges, l’art pariétal et l’érotisme selon Bataille, que je tente de tordre à ma façon, donc.

Le médium « texte », à l’instar de vos précédents spectacles, prend une place très importante dans la dramaturgie et la construction de la pièce. Le travail d’écriture s’opère-t-il en causalité des répétitions ou en amont du travail avec les danseurs ?

Les deux à la fois. Dans un premier temps, et en amont des répétitions, je lis beaucoup, et je prends quantité de notes en lisant. Ensuite je n’écris rien tant que la partition d’actions n’est pas terminée. Enfin je rassemble tout – ou plutôt je procède par compression. Et j’examine ce qui a résisté à l’opération. À partir des restes, je commence à écrire. C’est en réalité un assemblage composite de bouts de textes qui m’ont marqué durablement, et que je respecte scrupuleusement à la virgule près, puis que je fais dialoguer avec ma langue.

La scénographie fait écho à certaines installations de Christian Boltanski ou de Rota Kuwakubo… Comment a-t-elle prit forme ?

J’aime beaucoup le travail de Boltanski, je crois d’ailleurs que son travail fait partie de ce que j’ai vu en premier lorsque j’ai découvert l’art contemporain à la fin de mon adolescence. Je ne connais pas Rota Kuwakubo par contre, je suis donc allée voir sur le net, et ça me plaît. C’est même drôle d’avoir fait Lascaux sans connaître son travail de projection d’ombres à partir d’objets miniatures. Il pourrait presque nous faire un procès en plagiat… ! Mais c’est clairement à l’installation de Thomas Hirschhorn, Cavemanman, que j’ai pensé directement en commençant mon travail : une fausse grotte faite de cartons et de chatterton, remplie, entre autres, de poubelles débordant de cannettes de soda et de bière, de livres, avec ici et là des écrans sur lesquels passent en boucle des images de Lascaux 2, le facsimilé de la grotte. Des images d’une fausse grotte dans une fausse grotte…

Comment s’est élaboré la création du « décor » avec les interprètes ?

Dans mon travail, ce sont toujours les performers qui « activent » le décor – d’ailleurs, il ne s’agit pas de décor pour moi, mais bien de ce qui est l’essentiel de la pièce, puisque c’est ce par quoi tout apparaît. C’est à dire : c’est exactement parce que nous faisons apparaître quelque chose – une peinture, une tapisserie, une grotte – que nous apparaissons avec ; que nous pouvons apparaître. Ce que vous appelez le “décor”, ici l’apparition des animaux peints, nous a demandé beaucoup de travail. Nous procédons par projections, qui nécessitent une grande précision de placement et de maniement des lumières pour que l’ombre ait la bonne taille, puisse bouger de telle ou telle façon. Nous avons élaboré une partition de placement des boîtes sur lesquelles sont posés les animaux miniatures, et une partition gestuelle de maniement de nos téléphones portables – nous faisons effectivement apparaître tout le bestiaire de Lascaux avec la fonction « torche » de nos téléphones. À partir de ces éléments simples, nous avons ensuite passé de nombreuses heures à construire l’ensemble : il a fallu concevoir sur quel type de support projeter les ombres – nous avons fait nos premières dans la blanche Ménagerie de Verre, mais les théâtres sont plutôt des boîtes noires en général ! – d’où l’utilisation de panneaux de feutre beige ; nous avons ramassé un nombre considérable de cartons dans la rue, fabriqué les moteurs pour que nos téléphones tournent comme des manèges, fait les masques d’animaux que nous portons, etc. Un travail qui nous a demandé réflexion, ingéniosité et habileté. Abigail Fowler, Arnaud de la Celle et Stéphane Monteiro ont été les partenaires idéaux pour cette entreprise. Aucun n’est danseur, ils sont tous les trois des techniciens hors pair – et je regrette que le terme « technicien » ou « technique » comporte souvent un aspect péjoratif. Il ne fallait pas avoir peur de la technique pour ce spectacle, comme les quatre jeunes hommes qui ont découvert la grotte en 1940.

Nous retrouvons dans Lascaux un accessoire déjà présent dans A mon seul désir, et assez significatif pour le noter : le masque. Quelle fonction lui attribuez-vous ?

Je vais vous répondre de façon très pragmatique : j’utilise des masques parce que les deux dernières œuvres auxquelles je me suis intéressée représentent des animaux. Et pour « faire » l’animal, le masque est très opérant. Je ne peux pas dire exactement quelle fonction je lui attribue personnellement, mais nous savons tous que les humains en utilisent depuis la préhistoire – je reviens à la scène du puits dans la grotte : la seule figure anthropomorphe qu’on trouve à Lascaux – sur les 1963 représentations (au bas mot) que compte la caverne – présente un visage d’oiseau. Est-ce un homme qui porte un masque ? Un être hybride ? Personne ne le sait. Mais de nombreuses figures anthropomorphes dans l’art préhistorique ont l’air d’être masquées. Et le port de masques semble être partagé par de nombreuses cultures, si ce n’est toutes. Ce qui me saute aux yeux, c’est que le masque permet de cacher le visage, qui est un lieu prédominant dans la construction de l’identité et de la relation à l’autre. Porter un masque, c’est certainement à la fois disparaître, et glisser sous de l’autre – autre que soi, qu’il soit humain, animal, végétal, esprit, etc.

Pour votre précédente pièce A mon seul désir, vous avez souvent rendu « visite » à la tapisserie La Dame à la licorne au Musée de Cluny. Avez-vous eu la chance de visiter la vraie grotte de Lascaux ?

On ne peut plus visiter Lascaux depuis 1963, je n’ai donc jamais vu la vraie grotte ! Les grottes ne sont pas des musées justement – même si les musées s’abîment aussi. Ce sont des lieux vivants donc vieillissants. Visiter en masse les cavités préhistoriques modifie malheureusement leur équilibre naturel, ce n’est pas viable pour ces endroits fragiles. Et comme on peut de moins en moins les visiter, reste notre capacité à les imaginer. À délirer. C’est ce que je fais dans Lascaux.

Conception et récit Gaëlle Bourges. Danse, maniement d’images, chant Gaëlle Bourges, Arnaud de la Celle, Abigail Fowler et Stéphane Monteiro. Photo © Agnès Butet.