Photo Agnès Butet

Gaëlle Bourges, Lascaux

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 11 décembre 2015

Plongée dans une obscurité peuplée d’ombres et de récits, Lascaux transforme la scène en grotte vivante. Entre animaux miniatures, cartons empilés et faisceaux de téléphones, Gaëlle Bourges recompose une préhistoire imaginaire où se mêlent art pariétal, souvenirs personnels et mythologies collectives. Entre fantasmagorie et rigueur documentaire, l’artiste interroge ce que signifie représenter, voir, croire, et ce que les images anciennes racontent encore aujourd’hui.

Lascaux fait suite à A mon seul désir et au triptyque Vider Vénus. Comment s’articule cette nouvelle création avec ces projets précédents ?

Je dirais que je poursuis une même obsession : celle d’explorer notre rapport aux représentations – le mien, mais aussi celui de nos sociétés – et, par conséquent, à l’histoire de ces représentations. Il s’agit toujours, pour moi, de faire apparaître sur une scène quelque chose qui n’a pas encore épuisé notre regard. Les figures de nus féminins de la peinture occidentale, la tapisserie de La Dame à la licorne, ou l’art pariétal de Lascaux : ce sont des images que l’on croit familières, mais qui continuent d’interpeller, d’interroger, de résister. Il faut sans cesse en reprendre l’histoire critique. J’aime beaucoup le texte de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?. Il y écrit : « Le contemporain est celui qui reçoit en plein visage un faisceau de ténèbres qui proviennent de son temps. » Certaines oeuvres envoient des ténèbres plutôt que de la lumière, et elles continuent de le faire longtemps après leur apparition. C’est cela que je tente de faire apparaître sur scène : des énigmes visuelles, persistantes, dans une grande pénombre, pour s’y plonger. Et quoi de plus approprié que la grotte pour cela ?

Quel a été le point de départ de Lascaux ?

Chaque projet naît d’une constellation entre une question, une oeuvre plastique, et un texte qui m’accompagne. Ici, il s’agissait de comprendre ce que pourrait être « trouver refuge ». La grotte de Lascaux, comme espace invisible et sacralisé, a croisé cette idée. Et le texte qui a nourri tout cela, c’est Bataille à Lascaux, de l’anthropologue Daniel Fabre. Ce qui m’a frappé, c’est l’étrangeté du geste originel : peindre les parois d’un lieu souterrain où l’on ne vivait pas. Pourquoi ? Comment ? Combien de temps ? Nous n’en savons rien. Mais le reste de ces gestes est bouleversant. Même si l’on ne voit aujourd’hui que des reproductions ou des photos. On ne peut plus visiter Lascaux depuis 1963, je n’ai donc jamais vu la vraie grotte ! Les grottes ne sont pas des musées justement, même si les musées s’abîment aussi. Ce sont des lieux vivants donc vieillissants. Visiter en masse les cavités préhistoriques modifie malheureusement leur équilibre naturel, ce n’est pas viable pour ces endroits fragiles. Et comme on peut de moins en moins les visiter, reste notre capacité à les imaginer. À délirer. C’est ce que je fais dans Lascaux. J’ajouterais ceci : il nous reste à imaginer. À délirer. C’est ce que je fais dans Lascaux.

Tu tisses des liens entre Lascaux, Délivrance de John Boorman, et ton adolescence. Comment ces couches se superposent-elles ?

Par strates, comme des sédiments. Premier niveau : les cartons. Enfant, c’était pour moi des abris pour la tête, des lieux sombres, mais peuplés de dessins intérieurs. Deuxième niveau : le choc entre « préhistoire » et « soutien-gorge », dans un vestiaire aux États-Unis. Une jeune fille américaine avait qualifié mon soutien-gorge de « français préhistorique ». Le soir même, je suis tombée sur le film Délivrance, que j’ai trouvé bien plus « préhistorique » que ce que je portais. Troisième niveau, le plus complexe : la coïncidence relevée par Daniel Fabre entre l’apparition d’images mariales et la découverte de l’art pariétal. Cela m’a fait penser à Bataille, à son passé catholique, et à son obsession du lien entre érotisme et mort. La fameuse scène du puits, dans Lascaux : un homme à tête d’oiseau, sexe dressé, charge par un bison. Tout cela à plusieurs mètres sous terre. Bataille y voit une preuve de ce lien. Je tente, pièce après pièce, de défaire cette lecture trop figée. Et j’ai laissé ces strates s’entrelacer dans le récit.

La scénographie semble évoquer Boltanski ou Rota Kuwakubo. Quelles ont été tes références ?

J’adore Boltanski, c’est un des premiers artistes contemporains que j’ai découverts. Je ne connaissais pas Kuwakubo, mais en voyant ses installations, j’ai ri : on aurait pu être accusés de plagiat ! Ma référence assumée, c’est Cavemanman de Thomas Hirschhorn : une fausse grotte de cartons et de déchets, truffée d’écrans qui montrent Lascaux 2. Un fac-similé dans un fac-similé. C’était exactement ce que je cherchais : ce trouble entre vrai, faux, et imaginaire.

Comment avez-vous construit cette grotte-scénographie avec les interprètes ?

Ce que tu appelles « décor » est pour moi le coeur même de la pièce : c’est parce que les performers font apparaître les images que leur propre présence devient visible. Ils activent les ombres, les projections. Tout a été fabriqué à la main : cartons récupérés, moteurs pour faire tourner les téléphones, masques de cervidés. Les projections nécessitent une grande précision gestuelle. Abigail Fowler, Arnaud de la Celle et Stéphane Monteiro ont été essentiels : aucun n’est danseur, mais tous sont des techniciens hors pair. Et ici, il fallait aimer la technique. Comme les quatre ados qui ont découvert Lascaux.

On retrouve le masque, comme dans A mon seul désir. Quelle place lui donnes-tu ici ?

Le masque est très opérant pour incarner l’animal. Et dans l’art pariétal, les figures hybrides ou masquées sont fréquentes. Est-ce un humain ? Un esprit ? On ne sait pas. Mais le masque permet de glisser dans un autre que soi, d’effacer le visage, ce lieu où s’ancrent l’identité et la reconnaissance. Il permet de disparaître un peu. Et de réapparaître autrement.

Vu à la Ménagerie de verre. Photo Agnès Butet.