Photo Diego Andrés Moscoso

Lara Barsacq « J’aime le frottement des époques »

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 5 avril 2018

Arrière-petite nièce de Léon Bakst – peintre, décorateur et costumier des Ballets Russes – la danseuse et chorégraphe Lara Barsacq revivifie son heritage familial et créé Lost in Ballets russes, pièce qui superpose à la fois des problématiques intimes, liées à son histoire personnelle et une réflexion historique sur la danse et son contexte.

Vous êtes l’arrière petite nièce de Léon Baskt célèbre peintre, décorateur et costumier des Ballets russes. Quels sont vos premiers souvenirs liés à son travail ?

Ce désir de travailler maintenant à partir des peintures de Leon Bakst est lié au premier souvenir que j’ai d’un de ses tableaux, celui qui, je pense, a généré chez moi une attirance évidente pour la danse. Quand j’étais encore enfant, il y avait sur un mur à la maison un poster de Leon Bakst – l’oncle de ma grand mère. Je passais des heures entières devant cette image, qui représentait une femme libre et sensuelle : elle m’a toujours donné envie de danser. Je me suis souvent déguisée pour l’imiter, j’ai dansé ce tableau mille fois ! Je pense qu’il a influencé ma manière de danser et de penser le mouvement, et ce encore aujourd’hui.

De quelle manière vous êtes vous emparé de son œuvre et de son histoire dans Lost in Ballets russes ?

J’ai envisagé ses peintures comme une écriture chorégraphique. Ce ne sont pas toutes des représentations du même ballet. Je me suis faite plaisir en créant une partition chorégraphique à partir de ses tableaux, en essayant d’être au plus proche de leurs mouvements. Mais Lost in Ballets russes est aussi pour moi une occasion de retracer cette période foisonnante des ballets russes, la première guerre mondiale, l’entre deux guerres, le contexte de la migration de Leon Bakst et de ma grand mère depuis la Russie vers la France… C’est une partie de l’histoire de ma famille et il m’a semblé fondamental de l’évoquer. J’oscille entre danses inspirées des tableaux de Leon Bakst et récits d’une époque complexe, avec tout ce que cela sous-entend. C’est très inspirant en termes de matières récoltées et ce travail m’a permis de faire une sorte de collage, parfois improbable, mais qui fait éminemment sens pour moi.

Comment la création, la récolte de matière documentaire, la composition s’est-elle déroulée ?

Ma première résidence de création pour Lost in Ballets russes a pris la forme d’une résidence d’écriture, non pas dans un studio de danse, mais à une table dans un petit espace. J’ai donc commencé par imaginer la pièce aux travers des mots, d’évocations du passé, d’indications de déplacements, de montages vidéos et d’annotations à propos du style chorégraphique, etc. La pièce a pris un ton très spécifique : une sorte de mise à distance oscillant entre moments poétiques et documentaires. Une forme déjà très vivante, de façon surprenante, est apparue à la fin de cette phase de pré-écriture. J’ai très vite senti que je voulais mettre en place des rituels, dansés, parlés et écrits. Tout cela anime la pièce et créé un flux discontinu, entre histoire personnelle, grande Histoire, chorégraphies personnelles et tableaux de Leon. J’avais aussi extrêmement envie de pouvoir incarner Ida Rubinstein ; grande muse de Leon Bakst et figure dansante du décor de mon enfance.

À vos yeux, quels sont aujourd’hui les enjeux de traverser et de vivifier l’héritage des anciens ?

Je pense que notre époque ne nous permet plus d’ignorer les œuvres et les travaux du passé, qui selon moi résonnent toujours dans nos pratiques actuelles. Les banques de données sont tellement vastes et disponibles sur le net, et je défends le fait d’y puiser de l’inspiration à volonté. Tout est à prendre pour autant que ce soit inspirant. On ne peut pas se libérer du passé, il nous traverse et j’aime cette idée de filiation transgénérationnelle. Je pense qu’il faut se sentir libre de citer, reprendre, réarranger, sans perdre de vue un certain esprit de dérision, toujours dans une émancipation respectueuse. Dans mon cas, c’est une démarche d’autant plus manifeste que Léon Bakst était un membre de ma famille. Son spectre et ses histoires ont forcément eu une influence sur ma vie, même si c’est d’une manière éthérée. Au final, j’ai le sentiment d’avoir créé une pièce très personnelle. C’est une forme poétique presque mystique. Je danse des tableaux qui n’ont jamais vraiment été dansés, mais qui ont inspiré toute une époque.

Que pensez-vous de cet appétit très actuel pour les œuvres du passé ?

Je suis très admirative des artistes qui travaillent à des reconstitutions historiques fidèles de chorégraphies anciennes. C’est aussi l’occasion de ré-interpreter ces œuvres, par le simple fait de pouvoir en être à nouveau les témoins, alors que nous sommes pourtant profondément ancrés dans notre temps. Mais ce n’est pas ce que je propose dans ma démarche : j’ai créé une forme qui s’éloigne d’une certaine réalité par la distanciation poétique. Je m’inspire des tableaux de Léon Bakst mais je ne suis pas une spécialiste, d’ailleurs je ne reprends aucune œuvre des ballets russes en particulier. Je crois que j’aime leur simple évocation et ce qu’elle génère dans l’imaginaire subjectif des gens, du public, m’amuser avec tout ça et en faire émerger une proposition finalement sensible et personnelle.

Votre histoire personnelle est très liée à l’histoire de la danse… Quel rapport entretenez vous avec cette dernière ?

Ce qui m’intéresse en premier lieu dans l’histoire de la danse, c’est qu’elle est liée à une multitude d’autres histoires : celle des arts, mais aussi celle de l’Homme en général. L’histoire de la danse a commencé depuis la nuit des temps, quand il n’y avait encore personne pour l’écrire et la relater. Dans mon travail, j’aime pouvoir m’inspirer de cette idée d’éternité, de ces danses dont nous n’avons même pas connaissance qui traversent nos imaginaires, sans doute inconsciemment, dans notre vie contemporaine. Je trouve passionnant de se plonger dans une époque précise de l’histoire de la danse et aussi dans son contexte historique tout en cherchant une friction et une ré-apropriation dans le moment présent. J’aime le frottement des époques et l’improbabilité quand il s’agit de les faire coexister, pour leur conférer une toute nouvelle interprétation.

Conception et interprétation Lara Barsacq. Aide à la dramaturgie Clara Le Picard. Conseils artistiques Gaël Santisteva. Costumes Sofie Durnez. Création lumière Kurt Lefevre. Participation Lydia Stock Brody et Nomi Stock Meskin. Photo © Diego Andrés Moscoso.

Les 19 et 21 avril à Charleroi danse / La Raffinerie à Bruxelles / Festival Legs