Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 20 décembre 2016
Avec Dictionnaire de la musique, Maxime Kurvers poursuit sa recherche sur les formes brèves et la performativité du savoir en scène. Après Pièces courtes 1-9, il transforme un simple ouvrage de vulgarisation en outil dramaturgique, en laboratoire extra-musical et en partition collective. À travers un théâtre qui interroge les usages des mots, des corps et des idées, il tente de reconfigurer les rapports entre esthétique, éthique et politique.
Ton nouveau spectacle, Dictionnaire de la musique, semble faire écho à l’une des pièces présentes dans Pièces courtes 1-9. Est-ce qu’on peut y voir une sorte de fil rouge entre ces deux créations ?
Oui. Pour Pièces courtes 1-9, j’avais délibérément choisi de ne pas thématiser le format, en pensant plutôt un programme de neuf situations autonomes, de durée variable, et aux contenus performatifs très différents. Dès les premières répétitions, j’ai eu l’intuition que chacune de ces neuf pièces contenait en germe une forme longue. Dictionnaire de la musique est donc l’extrapolation d’une de ces pièces, intitulée « Je m’initie à la musique classique », et qui servait déjà de réflexion sur les conditions d’accès à un savoir musical. J’ai choisi de m’appuyer sur un dictionnaire pour son pouvoir d’engendrement, sa fonction propédeutique, mais aussi sa promesse de neutralité, qui s’avère bien sûr illusoire. Le défi était alors de faire durer ce geste d’initiation, d’en faire une dramaturgie à part entière.
Comment as-tu initié le travail de recherche ?
Je suis parti d’un dictionnaire de la musique édité chez Larousse, un outil de vulgarisation simple et non spécialisé, avec environ 5000 entrées. Pour commencer, j’ai créé des listes thématiques, formes musicales, périodes, genres, instruments, concepts théoriques… Certaines de ces listes sont devenues des séquences du spectacle, d’autres sont restées à l’état d’outils de travail. Mais surtout, je me suis rendu compte que le lexique musical recelait un potentiel conceptuel proprement scénique. Mon postulat a donc été de faire transiter chaque mot de la sphère musicale vers un usage théâtral. Cela suppose de penser chaque définition non seulement comme un savoir, mais aussi comme une représentation du monde, un petit système de valeurs, de relations, de corps. Le spectacle ne parle donc pas seulement de musique, mais bien du pouvoir des mots à structurer des agencements théâtraux.
Peux-tu donner un aperçu du processus de création ?
On a travaillé sur 25 jours non consécutifs, ce qui nous a poussés à adopter un régime de travail intensif mais léger, presque de laboratoire. Je suis arrivé en salle avec une première sélection d’entrées du dictionnaire, que j’avais déjà testées à l’écrit. Mais en pratique, la moitié a été abandonnée, parce qu’elle ne produisait rien scéniquement. Nous avons ensuite intégré de nouvelles entrées en répétitions, puis même après la première, car la structure du dictionnaire nous autorise une construction ouverte, modulaire.
Comment s’organisent les différentes séquences qui composent Dictionnaire de la musique ?
Le spectateur peut avoir l’impression d’un collage, et c’est volontaire : plus de soixante-dix auteurs peuvent co-écrire un dictionnaire, et cela se reflète en autant de voix, de formes, de regards. Chaque entrée du dictionnaire est donc performée selon une logique singulière. Mais en même temps, la pièce suit une structure dramatique classique : exposition, développement, résolution. Au centre du spectacle, on rejoue le premier acte de Pagliacci sans la musique, comme une opération de débrayage du lyrisme. Plus loin, une séquence sur la durée envahit l’espace scénique de fumée, jusqu’à fusionner scène et salle dans un même espace physique. Ce sont des moments où l’idée prend le pas sur la fiction.
Peux-tu présenter la séquence que tu nommes L’Internationale ?
Cette scène part de l’idée de l’hymne, un mot à double fond : religieux et militaire, collectif et nationaliste. Dans notre version, on expose une centaine de drapeaux du monde sur scène, classés par motifs esthétiques, étoiles, croix, rayures, etc. Il s’agit d’un travail à la fois graphique et critique : on dépolitise les drapeaux pour les re-politiser autrement, par les formes, en les détournant de leur fonction d’emblème. C’est une tentative de construire une nouvelle « Internationale », non plus hégémonique, mais esthétique.
Dans le spectacle, plusieurs figures musicales apparaissent. Quels sont les enjeux de les faire dialoguer ensemble dans une histoire de la musique ?
En fait, on entend très peu de musique. Juste deux extraits de Leoncavallo et de Cilea, tous deux de l’Italie romantique, cette époque où la musique devient affaire d’effet et de vedettariat. Contre cette expressivité larmoyante, Adorno s’était déjà dressé. Je me situe dans cette lignée critique. D’autres figures sont évoquées, comme Mozart, mais pour questionner leur rôle dans la colonisation culturelle : on met en scène un compositeur européen enseignant Mozart aux peuples autochtones. C’est une façon de dénoncer l’ethnocentrisme de la transmission musicale.
Tu es aujourd’hui artiste associé à la Ménagerie de Verre et à La Commune. Deux lieux très différents. Comment envisages-tu ce double ancrage ?
Il correspond très exactement à la tension qui me constitue : entre un formalisme radical et une adresse politique. Il est essentiel de ne pas voir ces deux pôles comme antagonistes : Meyerhold, Nono ou Gonzalez-Torres nous ont montré que les grandes formes politiques naissent aussi de la recherche esthétique. La Ménagerie est pour moi le laboratoire, La Commune le territoire. C’est une articulation précieuse. Et je pense que le travail de Marie-José Malis à Aubervilliers tient justement ces deux filiations ensemble.
Tu es le plus jeune artiste au Festival d’Automne cette année et tu sembles être un des seul à être préoccupé par « déconstruire » ces notions de medium théâtral. Penses-tu que ces enjeux sont propres à une nouvelle génération de metteurs en scène ?
Pas vraiment. Ce qui me frappe, c’est la flou artistique de notre moment présent. J’ai parfois l’impression qu’on s’est laissé coloniser par les stratégies de la génération d’avant, en créant des formes très balisées, très attendues. Quant à la déconstruction, je crois qu’elle est devenue un réflexe plus qu’une pensée. Je m’intéresse aujourd’hui à la reconstructionà condition qu’elle passe par des gestes modestes, attentifs, concrets. Le médium théâtral a besoin d’être pensé, non seulement comme outil, mais comme lieu de fabrication lente d’idées.
Vu au Théâtre de la Commune. Photo Willy Vainqueur
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