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Gaëlle Bourges « Mettre en place de nouveaux programmes somato-politiques »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 17 juillet 2018

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Après avoir publié l’été dernier une première série d’entretiens-portraits, nous renouvelons ce rendez-vous estival avec de nouveaux artistes qui se sont prêtés au jeu des questions réponses. Ici, Gaëlle Bourges.

Depuis maintenant plus de dix ans, la danseuse et chorégraphe Gaëlle Bourges déshabille les regards et continue son travail d’effeuillage de l’histoire de l’art. Cette saison, Gaëlle Bourges a créé Revoir Lascaux au festival « C’est comme ça ! » de L’échangeur CDCN Hauts-de-France où elle était artiste en résidence et Le bain au CCN de Tours où elle est artiste associée. Sa prochaine création Ce que tu vois se penche sur la tenture de l’Apocalypse et sera créée au Quai – CNDC d’Angers en octobre prochain.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

Mes premiers souvenirs de danse sont ceux du premier gala auquel j’ai participé – on disait « gala de danse ». J’avais quatre ans et demi, et mon professeur de danse rythmique – son prénom était Rosie, je crois – avait composé une petite chorégraphie qui consistait à bercer des poupons. Le costume était un pyjama. J’aimais beaucoup ce pyjama, je me souviens encore de ses couleurs vives. Et je me souviens aussi que j’étais totalement aveuglée par les projecteurs qui éclairaient la scène. Je me suis dit : « je ne vois rien du tout ». Je trouvais cette situation très drôle et j’avais très chaud.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

J’ai envie de répondre : cette expérience inaugurale de la scène – l’aveuglement et la chaleur. Mais je ne sais plus très bien, à vrai dire. La mémoire recompose les souvenirs sans arrêt. J’ai construit ce souvenir-là en tout cas. Je sais que j’ai voulu être danseuse très tôt, alors que je ne me souviens pas avoir vu de spectacles de danse marquants avant mes 20 ans. Enfant, j’ai dû assister à un Casse-Noisette, mais j’avais surtout aimé la musique. Mais ce n’est même pas ce ballet qui m’avait donné envie de faire de la danse, puisque je prenais déjà des cours de classique à l’époque. J’aimais surtout fabriquer des spectacles avec mes camarades et faire payer les adultes pour assister à la représentation. C’étaient plutôt des performances courtes d’ailleurs, toujours adaptées au contexte et à l’état du moment. On allait acheter des bonbons juste après. J’étais très motivée par cet argent de poche gagné en « travaillant ». J’ai aussi le souvenir très fort de la nécessité que j’éprouvais d’échapper à la réalité grâce à la danse, mais pas seulement la danse : je faisais partie d’une bande de filles qu’on qualifiait de « garçons manqués » : on jouait au foot, aux billes, on faisait du vélo et du skateboard partout, on avait des cachettes secrètes pour faire des réunions politiques (élaborer des arguments pour obtenir le droit de marcher sur les pelouses, par exemple) et un abri pour recueillir les animaux abandonnés. La pratique de la danse – dont j’avais un peu honte d’ailleurs, parce qu’elle était vue comme féminine au milieu de ces activités plutôt perçues comme masculines – faisait partie de toute cette effervescence qui m’aidait à grandir en dehors du cercle familial.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

Je ne défends pas tant la danse qu’une façon de faire – une façon de faire des spectacles, par exemple, mais pas seulement. Par exemple : j’aime faire un retour vers des formes de pensée anciennes, à partir d’une image le plus souvent. C’est un rapport au monde contemporain particulier que de passer du temps à arpenter des époques révolues, d’autant que je ne suis pas historienne. C’est finalement la suite du processus mis en place dans mon enfance : créer un monde resserré sur quelques questions, pour survivre, plutôt qu’embrasser une totalité – totalité qui est encore plus angoissante et violente aujourd’hui que lorsque j’étais petite. Un monde resserré donc, qui me permet de mesurer le présent à partir du passé. Travailler à partir d’images qui traversent le temps sans perdre de leur puissance d’impact est la manière que j’ai trouvée de nourrir l’exercice d’une pensée critique. En incorporant ces images, je peux aussi en percevoir l’étendue sensible. Relier pensée critique et sensibilité, notamment dans une pratique somatique comme la danse, c’est un programme en soi, un programme « somato-politique ». La danse moderne puis la danse contemporaine n’ont fait que ça : travailler à mettre en place de nouveaux programmes somato-politiques.

En tant que spectatrice, qu’attendez-vous de la danse ?

J’attends des spectacles de danse, plus que des autres formes de spectacles, qu’ils continuent de questionner les normes – de la danse, du spectaculaire, etc. ; qu’ils en décousent avec les normes de genre par exemple, avec les normes des représentations sexuelles et des représentations des minorités. En d’autres termes : qu’ils activent, chacun à leur façon, un programme somato-politique qui leur est propre, et pas une galerie de coordinations, de perceptions, de savoirs-faire devenus stéréotypés ou académiques, ou pire : les deux. Un spectacle qui n’interroge rien est en tout cas un spectacle que je n’ai pas envie de voir.

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Les inventions de la danse moderne puis de la danse contemporaine se sont accompagnées de remises en question des techniques les ayant précédées, et par là-même des esthétiques que ces techniques de danse avaient créées. Les enjeux sont les mêmes aujourd’hui : remettre à la question les techniques normatives des corps et accueillir des pratiques minoritaires capables de créer de nouvelles formes. Il serait important pour cela que les personnes issues des minorités, quelles qu’elles soient, accèdent à la pratique de la danse et puissent devenir des danseurs et/ou des chorégraphes visibles – c’est à dire des artistes qu’on prend réellement en compte, sur le long terme. La danse moderne a historiquement été un milieu très ouvert : elle a incorporé d’autres arts, d’autres techniques somatiques, de santé, d’autres champs de la pensée. J’attends de la danse qu’elle continue d’être un monde poreux et accueillant.

À vos yeux, quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Un artiste ne doit pas avoir ou tenir un rôle dans la société, puisqu’il en a un de toute façon – différent selon les périodes de l’histoire – et qu’il le veuille ou non d’ailleurs. Chacun, là où il est, a un rôle – ou plutôt incorpore une position face à la société. Que l’on soit danseur, gardien de nuit, ou travailleur du sexe. Ce qui me semble fondamental, c’est de pouvoir être en accord avec la place qu’un jour on réalise avoir « prise » – sans même en avoir conscience, quelquefois. Et évidemment, il y a des places plus confortables que d’autres. En France par exemple, les artistes sont respectés et écoutés : c’est une grande chance que d’autres pays n’offrent pas du tout. La moindre des choses c’est d’essayer, depuis cette place, d’exercer sa pensée à questionner les idées reçues, et à défendre d’autres places – celles qui sont moins confortables, justement, comme celles des travailleurs du sexe, qui ont besoin d’avoir l’appui de professions moins stigmatisées. Ce sont eux aussi des gens qui travaillent dans le champ somato-politique.

Photo © Matthieu Popovic