Publié le 19 août 2017
Pour certains, l’été rime avec pause bien méritée ; pour d’autres, il se poursuit au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi d’accompagner ce temps suspendu en proposant, tout au long de l’été, une série de portraits d’artistes. Qu’ils soient figures confirmées ou talents émergents du spectacle vivant, toutes et tous ont accepté de partager un moment d’échange à travers une série de questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Frank Willens.
Quel est ton premier souvenir de danse ?
Je me souviens de ma mère dansant dans la cuisine sur Turn Me Loose de Loverboy, balançant la tête, mimant qu’elle était enfermée dans une boîte. Je me souviens aussi d’avoir dansé dans la comédie musicale Bye Bye Birdie au lycée, ou d’être allé voir ma meilleure amie sur scène lors de ses récitals, dans cette petite ville où j’ai grandi. À dix-sept ans, j’ai dit à ma mère que je voulais aller voir un ballet. Elle n’avait pas réussi à trouver de billets pour Casse-Noisette, alors on est allés voir un spectacle de la Paul Taylor Dance Company. C’était la première fois que je voyais une vraie compagnie danser sur scène. Un peu plus tôt, un danseur de mon université m’avait dit que si je ne savais pas quoi étudier, je devais jeter un œil à la danse moderne. C’est ce conseil-là qui m’a lancé dans cette direction. Mais si je remonte encore, à l’école primaire, je me souviens que je courais à la maison après les cours pour regarder Heathcliff, mon dessin animé préféré. Je mettais mon t-shirt violet favori et je tentais des pseudo mouvements de breakdance devant la télé. Et la première fois que j’ai été ému par un spectacle de danse, c’était à l’UC Berkeley, avec la compagnie de Twyla Tharp. Je ne dansais que depuis un mois.
Quels spectacles t’ont le plus marqué en tant que spectateur ?
Quelques spectacles ont vraiment changé ma vie. En 1999, à San Francisco, j’ai vu Kunst-Stoff (la compagnie de Tomi Paasonen et Yannis Adoniou) dans un espace alternatif au-dessus d’une pizzeria. C’était incroyable. Radical, libre, punk-rock. Dès ce moment, j’ai su que je voulais danser avec eux. Puis en 2004, à Berlin, je rentrais chez moi à vélo et je suis passé devant la Volksbühne. Visitors Only de Meg Stuart était en train d’être joué. Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais je suis rentré. Le spectacle avait déjà commencé. Ça m’a bouleversé. Il y avait une vérité dans cette pièce à laquelle je n’avais jamais été confronté. C’était étrange, maladroit, parfois dérangeant, mais virtuose, dans un sens totalement nouveau. Je suis passé par toutes les émotions. Et à la fin, j’ai compris pourquoi j’étais venu vivre à Berlin : c’était pour travailler avec Meg Stuart.
Quels sont tes souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?
Danser sur scène au Burning Man pendant une tempête de sable, c’était inoubliable. Je me souviens de ce nuage qui se rapprochait, engloutissait tout. J’étais en train de danser quand je me suis dit : « Oh putain, ça arrive sur moi. » Et c’est ce qui s’est passé. Tout est devenu blanc. Je voyais les grains de sable filer au sol. J’en avais partout : dans les yeux, dans les cheveux, dans les oreilles. Le public apparaissait et disparaissait dans le nuage. Je continuais à danser, en me sentant profondément relié à quelque chose de bien plus grand que moi. C’était une expérience sublime. Je me souviens aussi de l’excitation intense, presque irréelle, de monter pour la première fois sur scène pour la tournée de Paul McCartney. Devant quinze mille personnes. Je n’ai jamais rien vécu d’aussi fort, avant ou après. Et puis il y a eu le Faust 2 de Laurent Chétouane, au Deutsches National Theatre de Weimar. Le public hurlait pendant la représentation. Il criait sur nous, se criait entre eux. J’ai senti, physiquement, le pouvoir, et la précarité, de notre place d’interprète.
Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans ton parcours ?
Meg Stuart a eu une influence immense sur moi, évidemment. Mais à la même époque, j’ai aussi rencontré Laurent Chétouane, pour qui j’ai dansé Bildbeschreibung de Heiner Müller. Un solo. Je devais danser et parler en allemand en même temps. C’était un véritable défi. Et puis, il y a eu Tino Sehgal. J’ai assisté à la création de This Variation pendant la Documenta 13 en 2012. On dansait, on chantait plusieurs heures par jour, tous les jours, pendant plusieurs mois. C’était une forme à la fois rigoureuse et mouvante, portée collectivement. Une aventure incroyable. Plus récemment, j’ai travaillé avec Peter Stamer (On Truth and Lie in an Extra-Moral Sense) et avec le musicien Klaus Janek. Tous les deux ont renforcé ma confiance. Ils m’ont aidé à trouver ma propre voix, si une chose pareille existe.
Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?
Quand je regarde notre quotidien saturé d’écrans, de réseaux sociaux, de notifications, d’interactions digitales, je me dis que la danse devient un outil de plus en plus précieux. La danse nous ramène au corps. Au fait d’être un corps, ou, au pire, d’être conscient de son absence. Elle nous confronte à la question de la présence. Et aussi à son contraire. Elle nous détourne des écrans. Elle nous connecte aux autres corps. Elle est un seuil, un espace partagé entre soi et le monde. Il y a mille enjeux qu’on pourrait assigner à la danse, mais pour moi, elle revient toujours à ça : Une attention profonde à notre présence humaine, ici, maintenant, avec les autres ou seul avec soi-même.
Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
Un artiste ne doit rien, précisément. Et c’est peut-être ça son rôle : échapper aux rôles qu’on attend de lui. Déjouer les clichés, les assignations, les attentes. Un artiste, c’est quelqu’un qui agit sans agir. Qui peut incarner quelque chose tout en restant en bordure. Quelqu’un qui ose ce que les autres n’osent pas. Il perturbe. Il fracture. Il ouvre des failles. Il empêche qu’on considère les choses comme acquises. On vit dans un monde de fonctionnement banal, robotisé, et l’artiste doit remettre ça en question. Il faut que quelqu’un rêve encore. Qu’il imagine d’autres façons de vivre, de penser, d’interagir. L’artiste peut être ce rêveur critique. Celui qui regarde le système en face et dit : « Vous ne vous voyez même plus. » Et si je devais être un peu plus cliché : L’artiste doit défier les structures de pouvoir qui prospèrent sur notre stupidité collective.
Photo John Tain
Pol Pi : Dialoguer avec Dore Hoyer
Entretien
De Beyoncé à Maya Deren : la scène comme machine à rêver
Entretien
Jonas Chéreau, Temps de Baleine
Entretien
Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)
Entretien
Marion Muzac, Le Petit B
Entretien
We Are Still Watching : le théâtre entre les mains du public
Entretien
Amanda Piña : Danser contre l’effacement de l’histoire
Entretien
Old Masters : Faire maison commune avec l’imaginaire
Entretien