Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 12 janvier 2016
Avec dbddbb, Daniel Linehan poursuit son exploration sensible du rapport entre le corps, la voix et le collectif. Sur scène, cinq interprètes marchent, chantent, scandent, murmurent : la cadence est celle d’une marche ininterrompue, traversée de tensions et de pulsations individuelles. Entre poésie sonore et partition chorégraphique, dbddbb donne naissance à une langue nouvelle, aussi absurde qu’organique, inspirée par les expérimentations dadaïstes. Un exercice d’équilibre et de déséquilibre, qui donne à voir et à entendre un monde en mouvement.
Avec dbddbb, tu continues d’explorer les liens intimes entre la voix et le mouvement. Peux-tu revenir sur les enjeux de cette nouvelle création ?
Pour mes précédentes pièces, j’abordais souvent la création chorégraphique à partir du texte, en construisant le mouvement sur le rythme de la voix. Mais avec dbddbb, j’ai pris le chemin inverse : je suis parti d’un rythme clair et implacable pour le mouvement, celui de la marche, et c’est la voix qui est venue ensuite s’y greffer. Le principe fondamental était que chaque pas devait en suivre un autre, sans rupture : une sorte de moteur perpétuel, avec ses infimes accélérations, ses modulations. À ce socle corporel, j’ai ajouté une dimension vocale, non pas sémantique, mais sonore, inspirée de la poésie phonétique.
Tu as travaillé à partir de poèmes sonores issus du mouvement Dada. Qu’est-ce qui t’a donné envie d’explorer ce répertoire ?
J’ai plongé dans les poèmes sonores du début du XXe siècle, notamment ceux des artistes dadaïstes comme Hugo Ball, Kurt Schwitters ou Raoul Hausmann. Ce sont des textes qui ne prennent tout leur sens qu’à l’oral, dans la bouche, dans le souffle, dans la voix qui les sculpte. Ce fut une révélation : ces sons absurdes, primitifs, organiques génèrent une énergie fascinante à incarner physiquement. Plutôt que de les citer directement, j’ai choisi de composer mes propres poèmes sonores, qui reprennent les mécanismes du dada sans en faire une reconstitution. C’était pour moi une façon de m’affranchir du sens littéral, de créer une langue non-verbale, presque étrangère, où chaque syllabe est un geste, chaque cri ou murmure, un acte scénique. Et c’est cette tension entre non-sens apparent et expressivité profonde qui donne à la pièce une part de mystère.
Comment les danseurs se sont-ils emparés de ces matériaux sonores ?
On a commencé par la marche, cette matrice simple et inépuisable, et on l’a triturée dans tous les sens : ralentissements imperceptibles, accélérations brutales, détours, glissements. Le tempo de base restait, mais chacun pouvait y greffer son propre phrasé corporel ou vocal. C’est là que les choses deviennent intéressantes : quand tu essaies de garder une structure commune tout en explorant une multiplicité individuelle. Les danseurs ont travaillé à assembler ce que j’appelle des “matériaux vocaux”, cris, chants, phonèmes, et des “matériaux de mouvement”. Par essais, par frottement, par collision, un vocabulaire s’est mis en place. Le défi était de synchroniser des êtres dissemblables, sans jamais effacer leurs singularités.
Est-ce que la chorégraphie est née à partir des poèmes ? Ou l’inverse ?
Un peu des deux. Des situations ont émergé très spontanément : des corps qui marchent en parlant formaient tout à coup une manifestation, ou un cortège rituel, ou une rave étrange. Des figures collectives ont surgi de nos expérimentations vocales et physiques. Le groupe pouvait parfois devenir compact, presque militaire, puis se fragmenter dans une pulsation techno, ou encore se disperser en gestes absurdes. J’ai voulu que dbddbb explore ce balancement constant entre collectif et individuel, entre fusion et éclatement. Comment être ensemble sans se dissoudre ? Comment défendre sa voix sans rompre le lien ? C’est une partition mouvante, qui repose autant sur l’écoute que sur l’ancrage dans son propre corps.
La confrontation entre cette poésie sonore et la danse semble pleine de jeu. Que représente le jeu dans ton travail ?
Le jeu est un outil d’une gravité immense. C’est une manière de rester en éveil, de maintenir l’imprévu au cœur du processus. On pense souvent que jouer, c’est se détendre. Mais dans dbddbb, le jeu est une tension. Une vigilance.Les partitions vocales et chorégraphiques sont très structurées, mais à l’intérieur, il y a des zones ouvertes, des micro-espaces d’improvisation. On ne sait jamais qui va initier une transition, ni comment elle va être reçue. Le jeu nous oblige à rester en alerte, à capter les moindres inflexions des autres, à ne jamais se déconnecter du groupe. C’est un terrain où la rigueur rencontre l’intuition.
Tu retrouves ici les artistes du duo 88888 pour la scénographie. Comment s’est construite cette installation suspendue ?
88888 a cherché à transposer mes principes chorégraphiques dans une forme visuelle flottante. Ils ont conçu une grille suspendue qui figure le tempo commun, cette pulsation ininterrompue. De cette structure descendent des tiges de différentes longueurs, traduisant les variations individuelles des danseurs. Le dispositif semble très abstrait, mais il crée une interaction organique avec nos corps et nos voix. Il devient presque un partenaire : parfois une tige se met à osciller comme un métronome ou une épée de Damoclès. Pour moi, cette scénographie a quelque chose de futuriste. Je l’appelle le « vaisseau spatial ». Elle renforce l’idée que notre langue est une langue du futur, étrangère et pourtant incarnée. Les costumes asymétriques, les tatouages colorés, les textures textiles, tout cela crée une tribu d’un autre temps, d’un autre espace.
Une clef pour résoudre ce titre énigmatique et imprononçable ?
Justement, on ne le prononce pas vraiment. Ou plutôt : chacun le prononce à sa manière, et c’est ça qui m’intéresse. Dans la lignée des poètes sonores dadaïstes, je voulais un titre qui n’ait pas de sens préétabli, mais qui provoque une sensation, une articulation, un rythme propre. Un mot qui se vit dans la bouche. Quand quelqu’un essaie de le dire, il sourit, il doute, il joue, et ce petit vertige est déjà une porte d’entrée dans la pièce. Le rire gêné, la surprise phonétique, c’est peut-être là, finalement, que commence le spectacle.
Vu au Centre Pompidou. Photo Jean Luc Tanghe.
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