Photo Maelle Poésy

Maëlle Poésy « Nous restons dans une boîte noire mais notre imaginaire reste actif. »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 3 septembre 2015

Sortie en 2010 de l’école du Théâtre national de Strasbourg, la comédienne et metteur en scène Maëlle Poésy est la figure de proue de La compagnie Crossroad (Drôle de Bizarre) constituée d’une partie de la Promotion 37, 38, et 39 de l’École Nationale Supérieure du TNS. Retenez bien son visage, car cette jeune femme d’à peine trente ans n’a pas fini de faire parler d’elle. À ses cotés, nous reviendrons sur Candide Si c’est ça le meilleur des mondes d’après Voltaire, pièce en tournée dans toute la France, sur la prochaine création de la compagnie Ceux qui errent ne se trompent pas, et sur son invitation à mettre en scène deux textes de Tchekhov à a Comédie Française en début d’année prochaine.

Apres avoir mis en scène les Funérailles d’hiver d’Hanoch Levin et Purgatoire à Ingolstadt de Marieluise Fleisser, vous vous êtes attaquée à Candide de Voltaire. pouvez-vous revenir sur la genèse de cette création ?

L’histoire de Candide porte en elle des thèmes qui étaient déjà présents dans les deux premiers spectacles de la compagnie et qu’il m’intéressait d’explorer à nouveau d’une autre manière : la question de la construction d’une identité en confrontation avec le groupe, le chemin vers son autonomie de pensée. J’avais envie de travailler sur une forme plus libre qu’une pièce déjà écrite qui permette une plus grande part d’invention au plateau. Avec Kevin Keiss qui est dramaturge et auteur, et avec qui nous avions collaboré sur Purgatoire, nous avons réfléchi à plusieurs textes possibles. Nous avions aussi envie d’inventer notre propre matériau théâtral, de pouvoir l’adapter aux évolutions des répétitions, de penser une écriture d’un texte sur mesure. Sa présence en tant qu’auteur, pendant les répétitions permet aussi au texte de ne pas être une forme figée mais d’être modulable au gré des trouvailles et des modifications que les répétitions apportent. Candide est un conte philosophique, nous avons essayé d’en faire un conte pour la scène, fidèle à l’esprit de Voltaire mais en s’appropriant les thématiques du livre, en coupant certains passages et en mettant l’accent sur la question du voyage.

Les « épisodes » qui constituent le voyage de Candide forment une oeuvre très dense. De quelle manière avez-vous appréhendé le texte ? Comment avez-vous travaillé avec le dramaturge Kevin Keiss ?

En amont des répétitions, nous discutons beaucoup des thèmes qui nous intéressent, de la manière de les traiter. À partir de ces échanges l’adaptation se construit, l’écriture du texte à proprement parlé est celle de Kevin. Il s’agissait pour lui de ne pas dénaturer la langue de l’œuvre originale mais d’en « inventer » une dans l’esprit de Voltaire pour le plateau. De rendre ainsi accessible les thématiques abordées grâce aux parcours et aux discours des personnages et d’éviter un aspect théorique. D’où le choix que le personnage de Candide, par exemple, ne formule que très peu sa pensée et parle beaucoup par interrogations… Au moment de l’adaptation, il y a déjà pour moi des choix de mise en scène : la construction en flash- back de certains moments, par exemple, un côté tourbillonnant des scènes, presque magique dans leur apparition… Lors du travail de réflexion, en amont, d’autres références surgissent (cinématographiques, littéraires, documentaires) qui viennent nourrir la matière afin que celle-ci ne se réduise pas à l’œuvre originale… Nous avons axé la pièce sur trois étapes importantes en prenant comme fil rouge la question du voyage initiatique: la Vieille Europe autour du rapport au pouvoir et au religieux, puis la fuite de Candide et sa quête de Cunégonde à travers l’Amérique latine, et enfin le retour en Europe avec ses codes et règles auxquels il faut se conformer pour exister. La trame se resserre autour des personnages principaux, et lorsque certains thèmes, comme celui de la confrontation au pouvoir, par exemple, sont abordés dans une séquence nous ne le traitons plus dans une autre. Le comique vient, dans le livre, de la répétition des événements qui crée une impression d’absurdité. Mais ce qui au niveau littéraire est amusant ne l’est pas forcément dans une version théâtrale. Il faut donc ajuster.

Les comédiens interprètent plusieurs personnages et participent  à l’évolution des décors, comment ces « multirôles » participent-ils à la dramaturgie ?

Dans le prologue, cinq acteurs narrent tour à tour les mésaventures de Candide. Ensuite, la distribution vole en éclats : certains jouent des personnages tandis que d’autres mettent en place le dispositif scénique de l’univers traversé. On construit le monde dans lequel on va jouer. Seule, la figure de Candide est incarnée par le même comédien, de telle manière que la machine à jouer s’invente autour de lui. Il n’est pas sujet de ce qui lui arrive, il est l’objet autour duquel le monde tourne, se construit et se déconstruit. Il fallait rendre compte de ce tourbillon mais aussi entrer dans la vision subjective de Candide. Et justement dans sa candeur, il prend pour vérité ce qu’on lui dit. Le spectateur n’est pas dupe et en même temps, comme Candide, il se laisse porter par l’histoire qu’on lui raconte quelle que soit la personne qui le fait. Les quatre autres acteurs se partagent une vingtaine de rôles. Ils sont tour à tour femmes, hommes, morts puis vivants, à mesure que le récit s’accélère. Ils donnent ainsi à voir un condensé de toutes les facettes de l’humanité rencontrées. Il me semblait aussi important que Pangloss soit joué par une jeune femme, l’actrice Roxane Palazzotto. En tordant le cou au cliché du vieil homme qui incarne la sagesse et la philosophie il me semble que l’on écoute d’une autre manière ce qui est dit et que l’on change aussi l’image habituelle de qui incarne la sagesse et la réflexion. De la même façon le rôle de la vieille servante est joué par Marc Lamigeon, ce qui rend son récit à la fois tragique et drôle. Ce rapport au travestissement des âges et au mélange des sexes m’intéresse dans la nouvelle écoute du texte que cela entraîne et une possible modification des points de vus. Mais aussi dans un rapport purement ludique et théâtral : sur scène, on est qui on annonce que l’on est, on traverse tel pays si une pancarte l’indique. Alors que nous savons tous que nous restons dans une boîte noire, nous faisons des milliers de kilomètres avec Candide, et notre imaginaire reste actif.

Votre prochaine création s’inspire de La Lucidité de José Luis Saramago, qu’est-ce qui vous a motivé à mettre en scène ce roman ?

En fait, il s’agit d’un texte original dont nous imaginons l’histoire ensemble et qui est écrit par Kevin Keiss. La pièce va s’intituler Ceux qui errent ne se trompent pas et est librement inspirée du roman La Lucidité de Saramago. Le choix de s’inspirer de ce livre est né pour moi de l’envie d’interroger une crise démocratique sans précédent en explorant une situation fantastique qui la pousse à son paroxysme. Cela faisait longtemps que je souhaitais travailler sur la question de la démocratie et du pouvoir. Jusqu’où est- on prêt à aller pour ne pas perdre celui-ci ? Qu’est- ce qui peut faire basculer dans une forme de pouvoir autoritaire ? La fable que nous avons imaginée traite des conséquences d’une élection dont les résultats déstabilisent complètement le pays. Dans la veine du courant du « réalisme magique », nous sommes à la frontière entre fantastique et réalité, entre comique et tragique.

Quels sont les libertés/difficultés de mettre en scène un texte qui, au départ, n’est pas spécialement écrit pour le théâtre ? Comment avez-vous travaillé le texte avec Kevin ?

J’avais envie que nous continuions le processus entamé avec Candide, si c’est ça le meilleur des mondes mais en allant plus loin cette fois, et en inventant notre propre matière. Nous nous sommes inspirés de la fable de Saramago mais nous avons construit une autre histoire, fruit de nombreuses discussions lors de résidences d’écritures à la Chartreuse (CNES). Ceux qui errent ne se trompent pas ne tourne pas uniquement autour du livre, nous nous sommes inspirés d’autres livres, films, articles de journaux.. De L’Ange Exterminateur de Buñuel à Stalker de Tarkovski, d’interviews d’hommes politiques vus à la télévision à une émission de radio sur Rilke, mais aussi d’événements historiques lointains ou récents : la crise économique en Argentine, la Commune et l’histoire des ministres de Thiers… Cette part de liberté dans le fait de construire sa propre matière au croisement de tout cela est quelque chose qui me plaît beaucoup. En amont et tout au long de la création, nous sommes dans un aller-retour permanent qui permet de faire évoluer la partition. Il y a donc déjà pour moi, beaucoup de partis pris de mise en scène déjà inclus dans tout ce processus de conception de la narration. Le travail d’écriture du texte de Kevin, l’invention de certains personnages qui naissent de ses choix, la création d’une langue particulière, nourrissent aussi la mise en scène. Les trois premières semaines de répétitions qui se font bien en amont de la création servent à travailler à partir d’une première version du texte et à l’ajuster en lien avec les directions prises au plateau. Tous les partis pris, scénographiques, sonores, etc se pensent à partir de cette première période. La partition scénique du spectacle se constitue au croisement du texte, et des partis pris traduits par le jeu, la lumière, le son, la scénographie …

La compagnie Crossroad (Drôle de Bizarre) est constituée par différentes promotions de l’école nationale supérieure du TNS. Quels sont les enjeux d’avoir une équipe labellisée TNS ?

Pour ce qui est de la profession, j’imagine que le nom du TNS rassure sur une capacité de travail mais il ne fait pas tout. La compagnie est avant tout une histoire de rencontres et d’affinités humaines. Il s’agit plus de l’envie de travailler ensemble, de partager un certain sens de l’humour et d’être animés par les mêmes nécessités… Le fait d’être passés par le TNS n’est pas la raison première. Certaines de ces rencontres se sont faites grâce à cette école dans laquelle nous avons passé trois ans intensifs de travail. Je dis « grâce » car nous ne faisons pas tous parti de la même promotion. D’autre part, tous les membres de la compagnie ne sont pas passés par le TNS. Pour ceux de la compagnie qui sont passés par l’école, je crois que ce qui nous relie, et qui est donc certainement la force de cette formation, c’est une manière d’appréhender le travail : une maîtrise de son domaine mais aussi une conscience du projet dans sa globalité. Dans le cas de la compagnie, la préparation de la création s’organise avec de nombreuses réunions d’équipe où le regard de chacun participe à la vision globale du projet. C’est pour moi une façon de garantir son unité, sa cohérence.

Vous avez été invité à mettre en scène deux pièces courtes de tchekhov Le chant du Cygne/L’Ours à la Comédie Française. Comment avez-vous eu l’idée d’associé en miroir ces deux textes ?

J’ai souhaité mettre en scène ces deux pièces pour travailler avant tout sur la langue de Tchekhov que j’ai adoré jouer. C’est une langue qui laisse la place au sous-texte, au silence, et à de multiples interprétations. Une langue à la fois très concrète et pleine de mystère. En jouant ces deux pièces l’une après l’autre, je souhaitais parler du cycle du temps. Quel regard porte-t-on sur ce qui s’achève et ce qui va advenir ? Comment parler de nos parcours de vie fait de petits deuils et d’éternels recommencements ? Dans les deux pièces de Tchekhov, les personnages sont comme « suspendus » dans un temps présent entre nostalgie de ce qui n’est plus, et espoir de ce qui n’est pas encore. Des moments d’entre-deux, avant les décisions qui font basculer une vie d’un côté ou d’un autre. Je ne souhaitais pas respecter l’âge des protagonistes, pour permettre ainsi d’ouvrir ce questionnement aux différentes périodes de la vie. J’avais aussi envie de les mettre en miroir pour parler du théâtre dans le théâtre, comme une mise en abyme. Dans la veine d’un Opening Night de Cassavetes…

Vous représentez, aux côtés de Chloé Dabert et Marie Rémond, « les révélations féminines » de la nouvelle saison du français. Que représente cette grande institution aux yeux des jeunes metteurs en scène aujourd’hui ?

Au fur et à mesure du travail préparatoire de la pièce, je découvre cette « maison » de l’intérieur et je trouve cela assez magique. Au-delà de l’institution, je suis plus sensible à la mémoire que porte ce lieu. Son histoire crée une sorte de vertige. C’est assez formidable de se sentir un petit maillon dans une grande chaîne qui a commencé il y a bien longtemps et qui va continuer bien après. Cela fait relativiser… C’est aussi en lien avec cette histoire que je souhaitais travailler sur Le Chant du cygne et la question de la mémoire des acteurs et de la multiplicité de vies que leur carrière leur permet de traverser…

Photo © DR