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Portraits d’été : Antonija Livingstone

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 12 août 2017

Pour certains, l’été est synonyme de repos, pour d’autres, il bat au rythme des festivals. Quoi qu’il en soit, cette période constitue souvent un moment privilégié pour prendre du recul, faire le point sur la saison écoulée et préparer celle qui s’annonce. Nous avons choisi de mettre à profit cette respiration estivale pour aller à la rencontre des artistes qui font vibrer le spectacle vivant. Artistes confirmés ou talents émergents, ils et elles ont accepté de se raconter à travers une série de portraits en questions-réponses. Cette semaine, rencontre avec Antonija Livingstone.

Quel est ton premier souvenir de danse ?

La danse a toujours été là avec moi, comme une manière d’être au monde, de voir le monde. Comme un ami invisible.

Quels spectacles t’ont particulièrement marquée en tant que spectatrice ?

En fait, mon projet, aussi bien comme artiste que comme personne, c’est de remplacer la position du spectateur par une pratique du témoignage. Je crois que je ne suis plus spectatrice. C’est trop tard. Mais pour répondre à ta question, je peux évoquer les premières pièces de Benoît Lachambre et Meg Stuart, qui ont été très importantes pour moi. J’ai vu Benoît danser le solo de No Longer Ready Made (une pièce de Meg Stuart, 1993). J’étais dans les coulisses d’un immense théâtre, lors d’une soirée de soutien aux malades du SIDA au Canada. Je dansais aussi un solo ce soir-là. C’était notre première rencontre. L’année suivante, j’ai voyagé pour travailler avec lui, puis avec Meg Stuart. Ça a changé ma vie. Aujourd’hui, je vois assez peu de danse ou de théâtre. Je vois surtout les travaux de mes proches collaborateurs évoluer. Je suis trop occupée à faire ces performances longues, étendues, ou en tournée, ou dans la forêt, en train de récupérer. Ce qui me fascine davantage maintenant, c’est le rituel de la présence, le fait d’assister aux moments de trouble, ou de soutenir un partenaire quand je connais ses problématiques, ses manières de mettre en jeu certaines ressources, certaines questions. Comme avec Dana Michel ou Heather Kravas, que je vais voir en studio. Mais souvent, je suis beaucoup plus touchée par les accidents, les réactions imprévues, que par le spectacle lui-même. Je me souviens de détails étranges : pendant Sketches/Notebook (Meg Stuart, 2013), un célèbre gynécologue de Courtrai, ivre, s’est mis à nous crier dessus. On a dû le ramener vers la sortie en traversant la scène. Ou ce pompier, chargé pour la première fois de la sécurité, pendant Antigone Sr. (Trajal Harrell, 2012). Il a commencé à paniquer et m’a demandé, alors que j’étais dans le public, ce qu’il était censé faire. Je lui ai dit : « Profite, tout est fait exprès ! » J’ai passé mon bras autour de ses épaules, et nous avons regardé ensemble les magnifiques danses de Stephen Thompson.

Quels sont tes souvenirs les plus forts en tant qu’interprète ?

Je n’ai pas vraiment l’habitude d’utiliser le mot « interprète » pour désigner les danseurs. À première vue, le mot semble utile, mais en réalité il décrit rarement ce qui se passe. Souvent, les artistes qui travaillent avec la danse s’entraident simplement pour danser. Tout le monde collabore, y compris le public. Qui est vraiment interprète aujourd’hui ? La personne chargée de la communication ? L’interprétation, chacun la fait, mais ce n’est pas ce qui nous définit. À mon sens, le mieux est que les artistes écrivent eux-mêmes leurs textes de présentation, pour éviter qu’on les « interprète » à leur place. J’ai aimé tout le travail que j’ai accompli en danse depuis vingt-cinq ans, sinon j’aurais arrêté. J’ai souvent l’impression que chaque chose que je fais est définitive, même s’il s’agit d’un simple test. Et en même temps, je sens que le meilleur reste à venir. L’intensité, si on devait la mesurer : en termes d’effort physique et mental, ce sont les pièces avec Meg Stuart qui remportent la palme. En termes d’intelligence queer et de sensibilité, c’est le travail avec Ian Kaler que j’ai adoré. Mais le vrai tournant, un basculement complet de la notion d’intensité, c’est Even Steven (2007) avec Heather Kravas. Plus récemment, c’est & Trembling (2014-) avec Jennifer Lacey, Stephen Thompson, Dominique Petrin… L’intensité devient alors quelque chose qui relève de l’intimité, du degré de prise de risque, de la lenteur avec laquelle les choses changent. Ce n’est plus l’expérience culminante que je cherche, mais l’écoute, la qualité d’attention humaine, et le fait de permettre à d’autres d’en faire autant.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante pour toi ?

Ce qui compte le plus pour moi, ce sont la vulnérabilité, la fidélité, l’humour, la richesse intérieure, l’ambition flottante, la clairvoyance. Ce sont ces qualités que je recherche chez un·e artiste. Lee Su-Feh, Heather Kravas, Jennifer Lacey et Nadia Lauro sont mon cher wyrd lady kin. Historiquement, Benoît Lachambre et Meg Stuart en font aussi partie, mais d’une autre manière.

Peux-tu partager certaines œuvres chorégraphiques de ton panthéon personnel ?

Je suis généralement plus stimulée par les personnes qui font que par celles qui expliquent. Les œuvres qui me reviennent en tête sont celles qui m’ont fait réfléchir, qui m’ont fait rire, qui m’ont sidérée. Je pense au travail de Pauline Boudry et Renate Lorenz, de Mika Rottenberg, d’Emily Wardill, ou à des projets comme la Future Library de Katie Paterson (une forêt plantée en 2014, dont les arbres serviront en 2114 à imprimer des textes gardés secrets pendant cent ans). C’est épique. Je pense aussi à des travaux d’étudiant·e·s, comme cette performance de Sorour Darabi au CCN de Montpellier, il y a quelques années. C’était frais, éveillant. Je suis souvent plus inspirée par ce qui trébuche un peu. Ce qui m’importe, c’est quand une pièce me fait sentir que je suis vue, d’une manière ou d’une autre. Je suis curieuse des œuvres qui agissent sur plusieurs plans. Le focus et la durée sont essentiels. Les pièces qui m’ont le plus inspirée m’ont fait changer ma manière de faire, m’ont rendue attentive à des choses nouvelles. Je suis aussi très touchée par les pratiques artistiques, curatoriales et littéraires des artistes autochtones contemporains au Canada. Il y a là un paradoxe fort entre culture et care, et je crois que des gestes très importants sont en train de s’y inventer. C’est une influence majeure.

Quels sont, selon toi, les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Se décoloniser. Être en dialogue intérieur permanent sur le partage des espaces, sur comment honorer l’intelligence du corps, le vulnérable, l’ineffable. Utiliser la chorégraphie comme prétexte à créer du lien. Je crois que c’est toujours la même réponse depuis des années : faire tomber les vieilles maisons excluantes, et en bâtir de nouvelles, inclusives. Ensuite, pousser les meubles, danser, sauter sur les lits, et prendre soin les un·es des autres.

Photo Valérie Sangin