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About Kazuo Ohno, Takao Kawaguchi

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 31 octobre 2018

Figure phare de la danse butô, le maître Kazuo Ohno – mort en 2010 à l’âge de 103 ans – continue d’alimenter les fantasmes et d’inspirer les esprits créatifs. En témoigne le travail remarqué du performeur et chorégraphe japonais Takao Kawaguchi qui signe et interprète About Kazuo Ohno Reliving the Butoh Diva’s Masterpieces à partir des enregistrements vidéos de pièces majeures du maître japonais.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de About Kazuo Ohno ?

Ces dernières années mon travail d’interprète s’est progressivement recentré autour d’un mouvement qui naît à l’intérieur du corps. Puis un jour, le nom Kazuo Ohno est apparu comme une évidence. J’ai alors entrepris un travail de recherche sur son oeuvre. Mon dramaturge Naoto Iina m’a suggéré de commencer par copier sa danse. Nous avons visité ensemble les archives de Kazuo Ohno où j’ai emprunté des cassettes vidéo de ses performances. Je pensais au départ faire une « performance conférence » mais au fur et à mesure des répétitions, la pièce s’est formée à partir de la pure copie de sa danse. J’ai travaillé sur ces interprétations pendant plusieurs semaines avant d’aller voir l’un des disciples de Kazuo Ohno, Yasuhiko Takeuchi, pour lui montrer mon travail en cours. Il a trouvé la tentative intéressante, mais « peu importe la difficulté avec laquelle vous travaillez, peu importe à quel point vous vous rapprochez du maître, il y aura toujours un vide qui ne sera pas comblé. Ce fossé représentera votre essence. » Ses paroles m’ont vraiment encouragé dans la poursuite du projet.

Quels ont été vos méthodes de travail pour ce projet ?

J’ai fais le choix de ne pas me référer ni à ses écrits, ni à ses entretiens, ni à sa philosophie, ni aux anecdotes derrière ses œuvres. Pour le choix des oeuvres et des séquences, j’ai simplement travaillé de manière intuitive et affective. J’ai sélectionné des danses parmi trois œuvres : Admiring La Argentina (1977), My Mother (1981) et Dead Sea (1985). Ma méthode de travail consistait à regarder les vidéos et à copier ses mouvements à partir de ce que je pouvais y percevoir. Je me suis concentré uniquement sur les formes de son corps et ses mouvements, y compris quand son corps est âgé : ses déformations, ses erreurs, ses trébuchements, etc. Kazuo Ohno disait que la danse devait être guidée par l’âme, les formes et les techniques étant secondaires. J’avais pourtant la certitude que, si je pouvais copier complètement son état de corps et son mouvement, je pourrais aussi « copier » son âme.(…)

Quel est la place du butô aujourd’hui dans le paysage chorégraphique au Japon ?

Tatsumi Hijikata (fondateur du butô, ndlr) a déclaré un jour que le butô était une sorte de cadavre qui tentait désespérément de se tenir debout. Jusque dans les années 80, le butô était très populaire et était très présent sur les scènes de danse, au Japon et en Europe. Mais depuis les années 90, la place du butô s’est rétrécie et a perdu de son importance. Le butô a alors connu un nouvel essor à l’étranger où il était toujours apprécié du public et son approche du corps et du mouvement continuait à intéresser les danseurs. Un certain nombre d’artistes japonais qui pratiquaient le butô ont donc quitté le pays et sont venu travailler en Europe et en Amérique.

Vous étiez extérieur au milieu du butô avant de commencer ce projet. Quelles ont été les réactions de la communauté au Japon face à votre travail ?

Je pense que, au début, beaucoup de gens ont été surpris par mon désir de copier Kazuo Ohno. Le spectacle a été créé en 2013, soit trois ans après sa mort. Il était devenu en quelque sorte une figure légendaire, dansant jusqu’à la fin de sa vie, même à l’âge de 100 ans. Il bénéficiait d’une aura cultuelle, de respect profond pour le maître. J’ai bien sûr reçu des critiques à propos de mon envie de m’emparer de sa danse et de son âme. Cependant de nombreuses personnes, y compris de la communauté butô, ont accueilli mon travail comme un vent nouveau pour la scène, par ailleurs moribonde, qui pourrait stimuler et raviver l’intérêt du public et des artistes.

Aujourd’hui, en Europe, de plus en plus de chorégraphes ou d’institutions se confrontent à l’archive en danse. Qu’en est-il au Japon ?

Le Japon s’intéresse également à l’histoire de la danse et aux grands chorégraphes qui l’ont faite : les archives d’Hijikata Tatsumi ont été créées à l’Université Keio de Tokyo en 1998, le Musée Kamaitachi a ouvert ses portes à Akita l’année dernière, les archives de Ko Murobushi sont conservées et exposées au Shy Cafe Ko Murobushi Archive à Tokyo… Cet été, le festival Dance ga Mitai! a également programmé une reprise de La Danseuse Malade de Tatsumi Hijikata. Mais cet élan est plutôt freiné car il n’existe pas d’organisation officielle ni d’institut public disposant d’archives sur et pour la danse. Au regard de l’Europe, les dispositifs mis en place pour l’accessibilité aux archives de la danse sont encore assez faibles et contraignants.

Vu à l’Espace Cardin / Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris / Japonismes 2018. Chorégraphie, Kazuo Ohno et Tatsumi Hijikata Concept et danse, Takao Kawaguchi Dramaturgie, son et vidéo, Naoto Iina Lumières, Toshio Mizohata Costumes, Noriko Kitamura. Photo © Takuya Matsumi.