Photo © New York City Players

The Evening, Richard Maxwell

Par Boris Atrux

Publié le 24 octobre 2016

Richard Maxwell, auteur, metteur en scène et compositeur américain, a fondé en 1999 la compagnie théâtrale New York City Players avec qui il crée des pièces « about people, relationships, and above all, feeling ». Considéré aujourd’hui par beaucoup comme l’un des plus aventureux écrivains de théâtre des Etats-Unis, il est soutenu par des institutions telles que le Walker Art Center de Minneapolis, The Kitchen à New York ou encore la Greene Naftali Gallery. Dernière pièce en date de la compagnie américaine, The Evening initie une nouvelle trilogie, très librement inspirée de la Divine Comédie de Dante, et profondément marquée par la mort du père de Maxwell.

The Evening, c’est une soirée dans un bar un peu miteux – un comptoir, une table et deux chaises, beaucoup de bières et de shots et dans un coin une batterie – avec une « serveuse slash prostituée », un boxeur bien amoché (d’arts martiaux mixtes, sport violent) et son agent – entraîneur. Avant ça, le décor déjà posé, c’est la serveuse / prostituée qui vient lire, assise à l’unique table du bar le très beau récit qu’a écrit Richard Maxwell sur la mort de son père, préambule où la voix personnelle de l’auteur est la plus prégnante. Un drôle de casting donc et trois individus seuls au monde mais qui répèteront plusieurs fois qu’ils n’ont pas à désespérer de leur solitude car ils peuvent toujours compter les uns sur les autres. « We are not losers, we are outcasts, we are undesirables maybe » dit à un moment Cosmo (Jim Fletcher, formidable). Comme dans l’Enfer, ils semblent traverser un ensemble d’états, sans arrêt tiraillés qu’ils sont entre leur vie ici et l’ambition ou le rêve d’un ailleurs : une île afin d’être encore plus seul pour l’un, Istanbul pour l’autre, pourquoi, pourquoi pas ? Tiraillés aussi par l’argent qu’ils se doivent les uns aux autres, qu’ils donnent, qu’ils permettent de faire rapporter, engagés dans des échanges économiques complexes, où le sexe, le spectacle et les jeux d’argent s’entremêlent. Tiraillés par l’amour, parfois, et la haine, plus souvent, qui les unissent et les désunissent : qui désire et qui a besoin de qui, pourquoi, comment.

The Evening opère tout cela par la réduction, et la pièce pourrait se définir simplement par ce qui se passe quand on réduit une pièce aux acteurs et au texte, à la présence muette et sculpturale des corps et à une diction très spécifique, presque plate, d’un texte énoncé sans aucune affectation. Jeu d’acteurs apparemment très singulier aux Etats-Unis, le texte est dit de manière tranchante et nette, sans enjeu de jouer juste, et les interprètes ne gesticulent jamais, il sont là, imposants leur seule présence, dans un vrai souci de stylisation. La pièce est d’ailleurs ponctuée par des brefs moments sans parole, où ils se battent, attendent sans rien faire, n’ont plus rien à se dire, descendent leurs bouteilles de bière, regardent le football américain pendant quelques secondes sur l’écran plat du bar, écoutent le groupe de rock qui arrive au bout de quelques minutes et interprètent plusieurs titres (et qui parfois joue en même temps qu’eux), morceaux qui viennent dire autrement, ce qui ne se dit pas sur scène.

Le lien ténu que l’on peut trouver entre Dante et The Evening c’est peut-être cette manière de traiter l’expérience humaine de l’être ensemble comme un grand bain où s’expriment les plus hauts et et plus bas instincts, du désir de meurtre à l’amour le plus absolu et désespéré, dans une description très concrète des lieux et des choses. C’est aussi le chemin chaotique, mais où l’on marche accompagné, vers une forme de rédemption pour chacun en face des autres, et c’est la serveuse / prostituée qui s’en charge, forçant ses compagnons à dire « qui ils sont », dans un sursaut final pour s’échapper d’ici. La pièce est assez fascinante dans ce qu’elle dit aussi de la masculinité : les acteurs Jim Fletcher et Brian Mendes oscillent entre démonstrations de force brute et moments de confession où ils ouvrent leurs coeurs, et leurs corps massifs et virils laissent place à la transparence des sentiments. Même si l’on peut trouver qu’on a à faire avec des « losers », la pièce n’a jamais une once de misérabilisme, à aucun moment ne se pose la question d’un mépris de classe ou d’une peinture white trash de l’Amérique moyenne. Ce que le critique américain Hilton Als dit très bien, c’est que le texte magnifique de Maxwell est et n’est pas, en même temps, « incarné », et que c’est sans doute là son intérêt : montrer comment certains mots s’accordent ou ne s’accordent pas aux corps qui les énoncent dans le paysage possible du rêve qu’est la scène. Celle-ci s’ouvre littéralement dans sa dernière partie par un passage onirique au blanc qui opère la transition vers la seconde partie de la trilogie, déjà donnée à Buenos Aires, où les spectateurs rejoignent le nuage de la scène. On l’espère, le Purgatoire nous attends la saison prochaine.

Vu au Théâtre Nanterre Amandiers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Un spectacle des New York City Players. Mise en scène, Richard Maxwell. Photo © New York City Players.