Photo © Dimas Bontempo

Tapis rouge, Nadia Beugré

Par Leslie Cassagne

Publié le 12 décembre 2017

En 2014, Nadia Beugré et Seb Martel présentaient une première version de la pièce Tapis rouge dans le cadre des Sujets à vif du festival d’Avignon. C’est dans un cadre apaisant, une scène blanche bordée de lierre au coeur du jardin du lycée Saint Joseph, que les corps violentés de la chorégraphe et du musicien déclinaient leurs variations sur l’exploitation humaine. La nouvelle version, augmentée d’un danseur, d’un régisseur présent sur scène et d’une installation scénographique qui sculpte plusieurs espaces, a permis de creuser la noirceur du propos. En effet, ce n’est plus la chaude lumière provençale qui accueille le public, mais le rond froid d’un projecteur aveuglant qui, en s’éloignant, se transforme en une pleine lune peuplée de bruits inquiétants, laissant deviner des silhouettes qui rampent au sol.

Bien loin de la cérémonie codifiée d’un défilé en tenue glamour, Nadia Beugré nous propose un voyage fragmenté et déstructuré sur les traces d’une humanité qui se débat les mains dans la terre. Les images, principalement sous la forme de solos et de duos, surgissent entre un cube aux parois transparentes, au sol recouvert de terre, et des cordages qui traversent la scène pour passer au-dessus de la tête du public, parfois éclairé, ainsi inclus dans l’espace de la performance. Ces fragments sont autant de danses de lutte, de séduction violente, d’intimidation et de sursauts de survie qui expérimentent les limites du corps.

Les deux premiers performeurs qui apparaissent sont enfermés dans le cube. Si l’on cherche un tapis rouge, il serait là, dans cette cage, dans la matière même de la terre rouge que Nadia Beugré creuse pour faire remonter à la surface les petits corps des mannequins, rougeâtres eux aussi, qui font penser à des cadavres d’enfants. Alors que les giclées de terre fendent l’air et se heurtent contre les parois transparentes, un homme fabrique des petites boules avec la glaise, patiemment, et les aligne devant lui, répétant ce même geste dans un rythme égal tout au long de la pièce, sans jamais sortir de sa cage. Nadia Beugré, dans sa volonté de rendre visible ce qui est caché sous l’éclat des tapis rouges, fait sortir les mannequins hors de leur cage, elle les empile sur son dos jusqu’à en faire disparaitre son visage, et ayant perdu toute forme humaine, transformée en monstre à multiples têtes, elle vient les aligner en avant-scène.

Ce premier acte, l’exposition des corps inertes, entre en écho avec ce que Nadia Beugré exprime dans sa note d’intention, dans laquelle elle évoque les corps meurtris des travailleuses minières du Burkina Faso, qui se saignent pour extraire de l’or. Il s’agit donc d’une pièce de révolte, une pièce qui veut dévoiler et dénoncer. Pourtant, on n’y parle pas, ou très peu. La danseuse passe toute une partie de la pièce le visage enserré dans un collant transparent. Après être sortie du cube, elle tient un discours, qui met tout son corps en mouvement, mais que l’on n’entendra pas. Une grande partie de l’atmosphère sonore est composée par des bruits de respiration lourde, de sons gutturaux enregistrés en direct et montés en loop, autant de voix étouffées qui restent dans la pure expérience de la violence, sans pouvoir l’énoncer.

Quelques éléments, cependant, viendront nous suggérer des pistes d’interprétation. Adonis Niobé, le deuxième danseur, après un fragment d’un érotisme morbide où il presse son corps et son visage contre une des lanières en plastique du cube, circule dans le public en nous proposant du chocolat. « 100% Côte d’Ivoire » précise-t-il, avec un sourire amusé. On laisse fondre le carré dans notre bouche en se demandant fugacement dans quelles conditions il a été fabriqué… Plus tard, un corps brandit une couverture de survie froissée qui s’avance vers nous. D’étranges logos y sont projetés, il faut faire un effort pour les discerner, mais apparaissent assez clairement le nom de Bolloré, la forme du continent africain à la place du double l, et le coquillage jaune de Shell devenu tête de mort. Des signes qui apparaissent sans toutefois être surexposés, pour nous rappeler la présence de ces deux géants du néo-colonialisme en Afrique.

Si ce propos apparait comme en sourdine tout au long de la pièce, celle-ci est avant tout une expérience sensorielle, qui joue sur la saturation et l’épuisement. Les images se multiplient et s’accumulent sans transitions : la pièce construit un dispositif permettant d’éprouver les corps des performeurs bien plus qu’elle ne cherche à tendre un fil dramaturgique.

Vu au CDC Atelier de Paris, dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Chorégraphie et interprétation, Nadia Beugré. Création musicale et interprétation, Seb Martel. Interprétation, Adonis Nebié. Conseil artistique et dramaturgie, Boris Hennion. Scénographie, Erik Houllier. Création sonore, Thomas Fernier. Figuration, Aurélien Menu. Photo © Dimas Bontempo.