Photo Narukami@Patrick Berger copy

Shochiku Grand Kabuki

Par Maëva Lamolière

Publié le 26 septembre 2018

Dans le cadre de « Japonismes 2018 : des âmes en résonnance » et du Festival d’Automne à Paris, deux pièces oubliées et redécouvertes au vingtième siècle – Iromoyô Chotto Karimame Kasane et Narukami – ont été présentées au Théâtre National de Chaillot. Théâtre gestuel codifié, le kabuki nous embarque dans une atmosphère singulière, teintée d’un subtil mélange entre raffinement, poésie, humour et décalage.

Un spectacle de kabuki est une expérience sensorielle où les arts se mélangent créant une atmosphère vive et poétique. Les musiciens, présents sur scène, agissent comme un chœur et accompagnent l’histoire en train de se dérouler sur le plateau. C’est donc au son du shamizen, ces notes claires intercalées de silences, et de ces poèmes chantés que nous nous laissons porter. Á ces musiques et à ces chants s’ajoutent des bruitages, de nature symbolique (le bruit de l’eau ou du vent) ou qui accentuent un geste (une frappe du pied par exemple). Ces environnements sonores créent une dialectique entre une dimension didactique et poétique.

Nos yeux sont également happés par les imposantes scénographies : la première pièce, Iromoyô Chotto Karimame se déroule dans une clairière où s’écoule une (fausse) rivière. Une tablette mortuaire, qui viendra annoncer la trahison de Yoemon envers Kasane et qui fera basculer le récit, glisse sur ce cours d’eau. La deuxième pièce, Narukami, The Thunder God nous emmène au pied d’une cascade où résident un grand moine, Narukami, et ses bonzes. Les costumes des personnages principaux sont des habits traditionnels, imposants, colorés et raffinés. Notons que les rôles de femmes sont interprétés par des hommes (Onnagata) : les statuts des personnages sont définis par les tenues mais aussi par le maquillage blanc (keshô), représentatif du kabuki (contrairement au Nô où les acteurs sont masqués.) Des lignes de couleur codifiées peuvent également apparaître marquant le caractère du personnage : ce sera d’ailleurs le cas avec Narukami, son maquillage se chargera de marques rouges au moment où il laissera exploser sa fureur et qu’il passera dans le style aragoto, dit « style dur ».

Physiquement, ce qui nous saisit ici tient dans la précision et le phrasé des gestes : la façon de prendre les objets, le positionnement des mains sur les costumes et les accessoires, les inclinaisons de la tête, les angles des regards, les déplacements, légers et vivaces. Nous retiendrons aussi la puissance et le bouillonnement des immobilités, ces moments de poses, parfois à l’unisson qui retiennent le temps, la capacité des interprètes à passer d’un état à un autre. Par une simple inclinaison, un tout petit geste, les acteurs se métamorphosent et nous suivons les modifications de leurs paysages intérieurs. Se dégage une atmosphère subtile et raffinée mais qui se décale parfois grâce à des moments grotesques et burlesques.

Les deux pièces oscillent entre des espaces abstraits et un rapport à la narration et à la compréhension de l’histoire très appuyé. Dans les thématiques, la pièce Kasane est d’un ton quasi-tragique ; elle conte l’histoire d’une vengeance et la mort est extrêmement présente. Narukami, traitée de façon humoristique est d’une tonalité plus joviale. Cette pièce phare du répertoire kabuki raconte l’histoire d’un bonze qui va tomber sous le charme d’une princesse envoyée par la cour pour délivrer les habitants du sort que l’ermite a jeté : il a enfermé l’eau et le pays souffre d’une atroce sécheresse. Cette pièce est teintée d’humour grivois : les moines boivent, s’endorment, Narukami s’éprend de la princesse ce qui donne lieu à des blagues et des situations paillardes renforcées par un comique de répétition.

Si les changements d’états peuvent être subtils, ils sont par moments radicaux et explosifs. C’est le cas de Narukami au moment où il se rend compte de la perfidie de sa bien-aimée. Ermite contenu au début, il va laisser exploser sa fureur : son costume change et il se retrouve vêtu d’un kimono blanc brodé de flammes oranges, ses cheveux s’hérissent, les traits de son maquillage deviennent rouges. Ce moment aragoto, caractérisé par des séries de mouvements, des paroles exagérées, dynamiques, puissance et colère prennent le dessus et font basculer l’univers vers le grotesque et le débordement. Dans la première pièce, Kasane, ayant appris que Yoemon, son amant, est l’assassin de son père se retrouve possédé par celui-ci. Elle se retrouve défigurée par un œil noir et ses déplacements glissés du début deviennent boiteux et exagérés. Ces renversements corporels et physiques sont souvent accompagnés d’objets, de maquillages et d’effets spectaculaires. Ces débordements, ces métamorphoses puissantes, presque au second degré, virent parfois vers le parodique et le burlesque. On trouve par exemple quelques scènes de combat acrobatiques, les moines font des saltos avant, une poupée de chiffon double la cascade d’un acteur – bref on vire légèrement et délicieusement vers le kitsch.

Le kabuki, très populaire au Japon joue donc sur le décalage, sur l’écart, sur des polarités qui créent une atmosphère saisissante, poétique et drôle, visuellement chargée, musicalement dense, physiquement rigoureuse. Après chaque scène clé ou virtuose le public connaisseur du kabuki applaudit, ce qui accentue le côté cabaret. C’est une expérience étonnante que l’on a du mal à catégoriser… et tant mieux !

Vu au Théâtre National de Chaillot, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Avec Nakamura Shido II, Nakamura Shichinosuke II et les interprètes de la compagnie Shochiku. Photo © Patrick Berger.