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Mette Ingvartsen, Moving in Concert

Par Céline Gauthier

Publié le 15 novembre 2019

Moving in Concert exhibe à son insu la périlleuse transition entre deux cycles thématiques dans le parcours d’une chorégraphe : Mette Ingvartsen choisit pour cette dernière création de clore son exploration des textures charnelles de la sexualité pour tenter d’éprouver la rythmique commune qui meut de concert corps et objets. La pièce déploie une dystopie paradoxale, dont la fadeur confine au malaise. 

Neuf silhouettes surgissent dans la pénombre du plateau et oscillent comme des roseaux. Il semble émaner d’eux un bruissement auquel s’ajoutent des sons que l’oreille identifie rapidement comme la rumeur de voix humaines, assourdie mais pourtant bien tangible, comme si spectateurs ou passants poursuivaient leur conversation au dehors. Le plateau paraît se faire l’écho des frémissements du monde, bientôt assourdis par le crissement de billes noires qui se déversent au sol depuis une imposante gouttière : un bruit liquide et cristallin qui prend rythme et consistance à mesure qu’elles s’amoncellent comme les grains d’un sablier. 

Ce compte à rebours scande seul l’écoulement temporel d’une pièce composée de la poussive succession de « tableaux », au cours desquels les interprètes éprouvent les multiples manières de porter un néon : délicatement soupesé ou plus nerveusement brandi, le tube lumineux long et rigide guide comme un totem une déambulation qui serpente, tourbillonne et virevolte sur le plateau presque nu. Une paradoxale mise en lumière de la relation entre l’humanité et ses objets dits « connectés », puisque la forte luminosité du néon créé un halo qui dissimule la silhouette des danseurs, pourtant soulignée par le port d’académiques fluorescents qui absorbent les variations aléatoires d’intensités et de températures lumineuses pour réverbérer les nuances de la carnation. 

L’omniprésence de l’objet semble ici abstraite de tout investissement signifiant, d’une  pensée des interactions et de la mise en lumière des états de corps qu’il suscite – à la manière de « tâches », par exemple : les déplacements des interprètes paraissent régis par une pensée atomiste qui les affaire dans l’exécution scrupuleuse d’une partition monadique :  même lorsque leurs néons se retrouvent entrelacés à la manière d’un casse-tête, ils mobilisent l’élasticité de leurs bras ou la flexion de leur colonne vertébrale pour se glisser sous les tubes lumineux afin qu’ils ne risquent jamais de s’effleurer. On éprouve le trouble que suscite l’absence du moindre contact entre eux, du plus minime frottement contre le sol, de la plus ténue tactilité dans la préhension du néon sur lequel les mains se resserrent comme des pinces : autant d’aspérités qui auraient pu gripper les rouages d’une machine scénique trop bien huilée. L’incorporation d’une technologie prothétique compose une figure inhumaine et hyperlaxe, réduite à l’expression de fugaces borborygmes : la virtuose habileté invisibilise les corps, contraints par la trop systématique structuration de l’espace du plateau en farandoles et contredanses spectrales dont ne subsistent qu’une géométrie qui magnifie la perspective classique. Telle un canevas, elle canalise la trajectoire des danseurs vers l’assemblage des néons, qui, abouchés l’un à l’autre, composent d’immenses polygones lumineux. La quête picturale est lisible dans le jeu de contrepoints systématiques : la souplesse des corps souligne l’angularité des néons – ou peut-être est-ce l’inverse ? –, la luminosité solaire accentue l’amassement des danseurs tandis qu’un soliste évolue dans la pénombre ; une architecture visuelle minutieusement élaborée qui finit par épuiser le regard. 

L’attention cherche à se relancer par des modalités perceptives buissonnières : elle se dessaisit des corps et de leurs va-et-vient aberrants au profit d’une vision flottante qui laisse s’associer la persistance lumineuse des néons et le sillage tracé par les gestes des danseurs ; elle force la transe visuelle pour susciter l’évocation de réminiscences nocturnes – l’éclairage intermittent qui rythme la traversée d’un tunnel d’autant de flashs lumineux – ou plus pessimistes, lorsque les néons erratiques suggèrent l’irruption de gyrophares de funeste présage. 

Vu au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Conception et chorégraphie Mette Ingvartsen. Avec Bruno Freire, Elias Girod, Gemma Higginbotham, Dolores Hulan, Jacob Ingram-Dodd, Anni Koskinen, Calixto Neto, Norbert Pape, Manon Santkin. Remplaçants, Thomas Bîrzan, Hanna Hedman, Armin Hokmi. Son Peter Lenaerts. Lumières Minna Tiikkainen. Photo © Marc Domage.