Photo 170125 RdL

Christiane Jatahy, La règle du jeu / Comédie-Française

Par Nicolas Garnier

Publié le 13 février 2017

Christiane Jatahy n’en finit pas d’explorer les alliages possibles entre cinéma et théâtre, usant des outils de l’un dans l’autre, combinant les qualités de chaque médium dans une réflexion transversale bouillonnante. Avec sa précédente création, A floresta que anda, le dispositif avait atteint un summum de complexité. Les spectateurs étaient immergés dans un système tentaculaire où l’attention circulait sans arrêt entre une multiplicité de pôles locaux. Pour son entrée au répertoire de l’institution qu’est la Comédie Française, la cinéaste et dramaturge revient à une forme plus modeste, moins expérimentale. On retrouve cependant la plupart les éléments qui font la force des propositions de Jatahy, y compris cette articulation toujours fine et magistrale entre des questions techniques liées au médium et d’autres d’ordre politique. Les logiques internes et externes sont toujours articulées dans des technologies de mise en scène sophistiquées et intelligentes. De même, une fois n’est pas coutume, c’est encore à une œuvre classique que s’attaque l’artiste. Après Strinberg, Tcheckov ou encore Shakespeare, c’est  au tour d’un classique du cinéma français, La règle du jeu, de Jean Renoir, de passer à la moulinette pour en ressortir transfiguré.

Le film de Renoir, d’abord sorti à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale en 1939 puis, dans une version restaurée, en 1950, reçu un accueil mitigé. Les critiques de l’époque s’écharpèrent en raison du caractère novateur du fond comme de la forme, et il fallut un certain temps avant que le film ne s’imposât comme un chef d’œuvre. Dans celui-ci le cinéaste, comme par antiphrase, dépeint les marivaudages d’une haute bourgeoisie vivant en complète autarcie alors que la guerre menace, toute proche. Les intrigues sentimentales se nouent autour de la figure centrale de Christine épouse volage du riche (et non moins volage) Robert alors que celui-ci invite ses amis à une retraite champêtre dans son château.

Dans le film qui ouvre la représentation du soir, tournée pour l’occasion par Christiane Jatahy, cette dernière conserve de son modèle la trame principale. Dans un mouvement constant de va-et-vient, elle joue des effets de proximité et de distance avec le classique de Renoir. Si elle retient une grande partie des répliques, au mot près, elle opère une profonde recomposition en condensant les événements. Ainsi les multiples scènes introductives du film original se trouve condensées en un unique et long plan-séquence présentant l’arrivée des convives chez leur hôte. Dans la version contemporaine, le domaine provincial cède la place au bâtiment Richelieu de la Comédie Française. On retrouve donc les lieux que l’on vient de traverser pour accéder à la salle. Les images jouent de cette troublante proximité et instaurent une tension où la familiarité se mêle à l’étrangeté.

Comme dans les autre spectacles de Jatahy, l’élément cinématographique ne reste pas extérieur au monde diégétique. Déjà dans Julia, l’actrice éponyme prenait à partie le cameraman pour lui dire où se tenir et quoi filmer. Ici, le cadreur est plongé dans la fiction. C’est Robert lui-même, troquant la manie des automates qu’il avait chez Renoir pour une passion des caméras, qui dirige le cadre. Ses convives l’interpellent et le saluent par des regards caméras agissant moins comme distanciation que comme incarnation du point de vue dans la diégèse. Toutefois cette identité de la caméra n’est pas si claire et, au fur et à mesure, celle-ci prend son autonomie. Robert jaillit ainsi de derrière l’image et la caméra continue de filmer sans qu’on sache très bien qui filme. Progressivement les rôles se brouillent et c’est dans cette indistinction grandissante qu’on arrive rapidement à la scène de chasse, scène centrale dans le film de Renoir par la froideur mécanique avec laquelle est abattu le gibier.

Jatahy transfère la partie de chasse dans un registre métaphorique par un geste de mise en scène élégant, cette fois ce sont les domestiques qui sont grimés en lapins et pourchassés à travers les couloirs. L’image se trouble, le cadre s’affole et on ne distingue plus très bien les tenants et aboutissants de cette folle chasse à l’homme. C’est dans cette indistinction que s’opère, avec une grande maestria, le passage du film au théâtre. Robert, caméra à l’épaule, traque un « lapin » apeuré, le coince sur scène et filme en gros plan la terreur au fond de ses yeux humides. Première incartade brutale dans un registre violent qui restera latent jusqu’à la fin de la pièce.

Désormais l’action se passe sur scène. Les protagonistes vus dans le film y rejoignent Robert après que celui-ci ait salué le public et l’ait accueilli en bon hôte. Les spectateurs sont les invités de Robert qui les reçoit dans son modeste théâtre privé. La règle du jeu de Jatahy s’amuse à consciencieusement brouiller les frontières entre ce qui relève du domaine de la fiction et de la réalité. Tout les comédiens entament alors une grande fête sous le regard de la caméra placée sur un trépied à leurs côtés. Festivités qui sont progressivement larvées par des querelles amoureuses intestines. Oscillant toujours, comme le film original, entre le ton léger de la comédie et les accès plus dramatiques, la pièce de Jatahy dérape progressivement. Les passions à vif finissent par semer un véritable climat de guerre civile sur le plateau. Édouard Schumacher, vigile noir et mari cocu de Lisette, la domestique, déboule sans prévenir et ouvre le feu sur tout le monde. La violence des coups de feu fait éclater toute la tension accumulée sous le verni lisse de cette belle société. On retrouve là encore un autre des leitmotivs sociaux de la metteuse en scène, la tension entre mondanité et domination. Tension qui dégénère le plus souvent dans des accès de violence.

C’est donc avec un arrière-goût amer, tout à la fois amusé par la bonhomie des comédiens et inquiet de ce mal latent qui rôde, que l’on quitte la Comédie Française. Christiane Jatahy parvient à remplir le pari de s’immiscer dans le répertoire de la prestigieuse institution tout en gardant chacun des ingrédients qui ont fait jusque là la qualité et la pertinence de son travail. Elle propose, avec La règle du jeu, une expérience forte et impressionnante. Le dispositif, parfaitement maîtrisé et d’une grande fluidité, provoque le spectateur à prendre position dans cet espace qu’il partage avec les acteurs. Les menaces que l’on sent rôder dans la pièce sont aussi celles qui rôdent autour de nous. Comme à l’époque de Renoir, les temps sont sombres et il incombe à des œuvres comme celle-là d’en exprimer le malaise latent.

Vu à la Comédie Française. D’après le scénario de Jean Renoir. Version scénique, réalisation, mise en scène Christiane Jatahy. Photo de © Christophe Raynaud de Lage.